Comment sait-on que « Marius », c’est Villiers?

Tout simplement parce que Lepelletier le dit, au détour d’une phrase de son Histoire de la Commune. Il est question dans ce passage de la grande cérémonie de l’enterrement des fédérés après la « sortie torrentielle » du début avril.

Aux quatre coins des chars sombres flamboyaient des drapeaux écarlates, « des drapeaux couleur de vengeance », a écrit Auguste Villiers de l’Isle Adam en son Tableau de Paris publié par Le Tribun du peuple.

Clairement, Lepelletier cite de mémoire un article que peut-être il a demandé lui-même pour ce journal quarante ans plus tôt.

« Marius » décrit Paris en mai et parle des enterrements de fédérés en général (ils sont devenus courants depuis un mois…). Il écrit:

Dans les carrefours, les enterrements noirs se croisent, avec des fanfares, de sombres coups de tambours et de longs étendards couleur de vengeance.

Fin de l’histoire? Que non point! Voilà que dans les années 1950, une polémique éclate (dans le petit monde des spécialistes de Villiers). On sent que certains de ces messieurs sont choqués: un poète! favorable à la Commune! Impossible! Ne croyez pas que, en 1950, tout ça est apaisé. Tous les biographes mettaient (certains mettent encore) un point d’honneur à « sauter » la Commune. Pour Vallès et Courbet, il n’y avait rien à faire. Mais prenez Manet, par exemple. Son ami Duret dit qu’il est rentré à Paris (qu’il avait quitté après le siège) avant la fin de la Commune. Il a d’ailleurs fait deux lithographies qui confirment ce qu’il a vu pendant la Semaine sanglante. Ça n’empêche pas des biographes modernes de dire qu’il n’est rentré à Paris qu’en juin (mais voyez l’article de ce site sur Manet).

Et revenons à Villiers. Un de ces messieurs emploie l’expression « dans une feuille communarde », ce qui est plutôt méprisant, surtout si l’on sait qui sont le rédacteur en chef et le gérant de la feuille en question (Lissagaray, Lepelletier, nous le savons). Expression méprisante, peut-être, mais que tous vont reprendre, jusqu’à nos jours. Les uns et les autres emploient des arguments étonnants. Pour la « défense » de Villiers, on va jusqu’à citer une lettre qu’il aurait adressée à un policier — serait-il plus noble d’être un agent versaillais qu’un sympathisant de la Commune? Et puis ce sont des littéraires, alors ils inventent une théorie littéraire: « Marius » serait Catulle Mendès. Parce que ce dernier a écrit, dans ses 73 journées, « des drapeaux couleur de vengeance ». La phrase entière est:

Autour du tas de fascines où devait s’étendre la statue étaient plantés des drapeaux couleur de vengeance.

C’est de la chute de la colonne Vendôme qu’il était question et la vengeance semble moins indiquée que dans le cas des catafalques.

Alors? Une belle expression, discutée avec un ami et réemployée? Un plagiat pur et simple?

Ah! Mais c’est qu’il y a un troisième larron! Ici je vous livre une petite découverte. Ici on pourrait se demander pourquoi ce troisième larron n’est jamais cité dans cette affaire. Parce que les spécialistes de Villiers ne le lisent pas?

Le troisième larron? C’est Lissagaray qui, lui aussi dès 1871 et dans Les Huit journées de Mai derrière les barricades, le livre embryon de son Histoire de la Commune, écrit:

Sauf quatre ou cinq, rue Saint-Honoré ou rue de Rivoli, la barricade de Mai se fit d’un méchant tas de pavés à peine à hauteur d’homme. Derrière quelquefois un canon ou une mitrailleuse. Au milieu, calé entre deux pavés, le drapeau rouge, couleur de vengeance.

Il emploie aussi l’expression dans son Histoire de la Commune, mais c’est beaucoup plus tard, donc moins probant. Aux questions posées, je répondrais:

  • souvenir, par Lissagaray, d’une expression publiée dans son journal, peut-être discutée avec Marius,
  • et plagiat par Mendès.

Il semble bien en effet que Mendès, publiant son livre plusieurs semaines après les articles de « Marius », les ait copiés. Purement et simplement. Une « accusation » qui mérite une argumentation.

Voici un concert aux Tuileries, décrit par Marius et par Mendès — concert du 6 ou du 11 mai, Agar y lut des vers des Châtiments et Rosa Bordas y chanta La Canaille. Pour rendre la lecture plus claire, je cite Marius en bleu et Mendès en vert.

Marius:

Par intervalles, l’applaudissement rauque et lointain des mitrailleuses venait, par la fenêtre ouverte, et porté sur la brise du printemps, se mêler aux battements de mains qui saluaient, enthousiastes, dans la salle des maréchaux de l’empire, les vers des Châtiments.

Et Mendès:

Quand le duo du Maître de chapelle fut terminé, je me retournai vers la salle: l’applaudissement rauque et lointain des mitrailleuses de Neuilly, porté sur la brise de cette nuit de printemps, par la fenêtre restée ouverte, vint se mêler aux applaudissements du « public ».

L’applaudissement rauque des mitrailleuses est inimitable… Si vous croyez que ces deux citations prouvent que les deux textes ont le même auteur, notez les références choisies:

  • l’un parle des Châtiments
  • et l’autre du Maître de chapelle

et remarquez les guillemets que Mendès met à « public ». Et si vous n’êtes toujours pas convaincus, lisez les paragraphes voisins de ceux-ci dans les deux textes. Mendès écrit (juste après les applaudissements):

Ah! Ce public! les physionomies, en général, étaient véritablement patibulaires; quelques-unes n’étaient qu’écœurantes; toutes reflétaient la surprise, le plaisir et la peur de l’Égalité. Le menuisier Pindy, gouverneur militaire de l’Hôtel de Ville, en contait à une demoiselle de chez Philippe, membre du Comité central. L’ex-mouchard Clémence s’efforçait de grasseyer derrière l’épaule d’une ancienne égoutière, qui souriait ingénument, toute peureuse et comme effarouchée. Le savetier Dereure regardait ses souliers d’un air profond. L’ex-cocher Brilier, commandant d’état-major, sifflait les chanteurs, croyait les encourager, par un reste d’habitude hippique.

[…]

Fête donnée par les domestiques dans la maison déserte.

Et Marius écrit (juste avant les applaudissements):

Et c’était plein de grandeur de voir, enfin, des femmes en toilettes modestes et des hommes aux yeux francs passer sous ces mêmes voûtes où l’adultère, l’hypocrisie, le meurtre, l’exaction et la torture s’étaient promenés depuis tant de siècles, le diadème au front et le respect de l’univers aux pieds. Vous avez institué ce spectacle, le fusil au poing, et c’était votre bon plaisir! Et, de loin, les veuves et les vieilles mères et les enfants pouvaient regarder, cette fois, les jardins et les fenêtres illuminées des Tuileries sans maudire la fête, puisque ce flamboiement devait leur donner du pain.

Deux descriptions du même public du même concert. Qui peut croire que ces deux textes ont eu le même auteur, pas à des années, mais à quelques semaines d’intervalle? Non, Mendès n’est pas Marius, mais oui, Mendès a copié Marius.

Vous allez me demander pourquoi il aurai été moins choquant que Marius soit Mendès que Villiers. Cela nous entraînerait trop loin. Il serait plus intéressant de se demander si les deux amis sont allés ensemble à ce concert.

Et pourquoi donc Lepelletier, qui était si bien placé pour le savoir et qui a fait œuvre si précise et honnête, aurait-il inventé que Marius est Villiers?

Il est incontestable que, dans leur grande majorité, les écrivains ont été contre la Commune. À quoi bon leur ajouter Villiers?

*

Le plus étonnant de cette histoire, c’est que personne ne semble s’être interrogé sur le choix du pseudonyme. Marius? Marius Pontmercy des Misérables? Sans doute pas le baron d’Empire mais peut-être l’autoportrait du jeune Victor Hugo? Ou le révolutionnaire petit-fils du monarchiste Monsieur Gillenormand?

Livres cités

Lepelletier (Edmond)Histoire de la Commune (en trois tomes), Paris, Mercure de France (1911).

Villiers de l’Isle Adam (Auguste), Tableau de Paris, Œuvres complètes volume II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard (1986), — Tableau de Paris sous la Commune, Sao Maï (2009).

Duret (Théodore)Histoire de Édouard Manet et de son œuvre, Fasquelle (1906).

Mendès (Catulle)Les 73 jours de la Commune (du 18 mars au 29 mai 1871), Lachaud (1871).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Les huit journées de mai derrière les barricades, Bureau du Petit Journal, Bruxelles (1871).

Hugo (Victor), Les Misérables, Bouquins (1995).