La première manifestation au cimetière du Père Lachaise en hommage aux morts de la Commune eut lieu le 23 mai 1880.

Un dimanche. Et deux mois avant la loi d’amnistie des communards.

Une petite citation, du beau roman Philémon, de Lucien Descaves, qui n’est pas encore (et c’est dommage) apparu sur ce site:

L’amnistie plénière fut encore repoussée au commencement de l’année 1880. Le peuple se fâcha. À la célébration de l’anniversaire de Mai, au Père Lachaise, rien ne manqua, pas même les brutalités de la police.

Le journal L’Égalité, déjà mentionné sur ce site pour son numéro du 18 mars 1880, rendit compte, dans un numéro spécial, de cette manifestation. Au printemps 1880, autour de L’Égalité et de Jules Guesde se regroupaient un grand nombre de socialistes, qui ne tarderaient pas à se diviser, mais ce n’est pas le sujet de cet article.

Vous pouvez lire l’intégralité de ce numéro spécial en cliquant ici (c’est un fichier pdf). Évidemment, la manifestation était interdite. Évidemment, il y eut des brutalités policières.

Le rendez-vous était à deux heures à la Bastille.

Voici le déroulé, d’après l’article:

  • à une heure et demie, administrateurs et rédaction de L’Égalité, bouquets d’immortelles (rouges) à la boutonnière, se dirigent vers la Bastille par la rue Saint-Antoine, portant deux couronnes,
  • à deux heures moins cinq, à la Bastille, la police a commencé à agresser (au sabre) des manifestants porteurs de couronnes,
  • des groupes du douzième arrivent à la Bastille, dissimulent leur couronne, puis la mettent dans un fiacre en direction du Père Lachaise,
  • on prend la rue de la Roquette, couvrant les couronnes, on est plus de cinq mille, dit L’Égalité, les couronnes sont enlevées par les policiers au fur et à mesure de la montée vers le cimetière, des manifestants sont arrêtés et conduits à la petite Roquette (pratique!), la manifestation continue:

La colonne bientôt reformée s’avança vers la grande porte d’entrée du cimetière du Père Lachaise. Il fallait que la manifestation aboutît à n’importe quel prix.

Au Père Lachaise

La colonne pénètre dans le cimetière, les manifestants chapeau bas, une immortelle rouge à la boutonnière, marchant quatre par quatre. Sur les contre-allées les curieux se découvrent. Le calme est religieux. Tous ceux qui étaient présents garderont toujours le souvenir de cette scène imposante et unique.

[…]

Le calme de ces travailleurs en marche vers la fosse commune où reposent ceux des leurs qu’y ont couchés les fusillades bourgeoises — ce calme ramenait involontairement l’esprit neuf ans en arrière. Dans ce même cimetière, il y a neuf ans — jour pour jour — se déchaînaient toutes les horreurs de la bataille et de la répression: crépitements des mitrailleuses, feux de peloton, hurlements des suppliciés, et les vivats énergiques poussés par les « invaincus » que l’on allait massacrer.

[…]

Oui, le prolétariat se souvient — il n’a rien oublié — et il apprend chaque jour.

La fosse commune

Les manifestants gravissent la montée du Père Lachaise et bientôt arrivent à la fosse commune. — Quelques arbres maigres, une herbe épaisse et drue, çà et là des tranchées mal comblées encore apparentes, le tout borné par cette lugubre muraille contre laquelle les vaincus étaient fusillés par milliers (10.000, d’après Le Siècle).

Cette muraille était gardée par de nombreux agents commandés par un officier et qui avaient pour consigne de ne pas laisser approcher les manifestants. Malgré tout, les immortelles, lancées par dessus leur tête, allaient retomber sur la fosse commune.

Notre devoir était accompli et nous nous sommes retirés.

Remarquons que le lieu symbole de la Commune est alors la fosse — pas le mur.

Je vous laisse le soin de lire le reste dans le journal lui-même (lien ci-dessus). En lisant L’Égalité — les deux pages — on verra que le journal était particulièrement monté contre les journaux « de gauche » (c’est presque un anachronisme), en particulier contre La Justice, de Clemenceau.

Une parenthèse sur ce journal. Le rédacteur en chef était Camille Pelletan, dont le journal avait publié les résultats de l’enquête sur la Semaine sanglante, laquelle enquête venait de paraître sous forme de livre, c’est La Semaine de mai (un livre qui a joué son rôle dans le mouvement qui a mené, enfin à l’amnistie en juillet 1880).

Compter les morts…

Pourtant, il ne semble pas que l’idée d’une manifestation d’ouvriers vivants, socialistes et/ou révolutionnaires, ait enthousiasmé La Justice, qui a même, dans son numéro daté du 24 mai, publié l’entrefilet

La manifestation qui devait avoir lieu aujourd’hui 23 mai a été contremandée par le comité qui en avait pris l’initiative.

— (ce que lui reproche, entre autres choses, L’Égalité). Au-delà de la polémique (L’Égalité est polémique, mais c’est son rôle), il est intéressant de lire le compte rendu de la manifestation dans le numéro daté du 25 mai.

« Naturellement » (?) La Justice est sur Gallica (et pas L’Égalité, tout aussi naturellement…) et son numéro du 25 mai 1880 ici.

L’éditorial de Camille Pelletan brocarde à la fois la police et les journaux de droite, les premiers trop nombreux, les autres ridicules dans leur décompte des manifestants place de la Bastille… mais attribue à la police le succès de la manifestation.

Le journaliste qui a suivi la manifestation (et signe L. Boussenard) semble avoir été impressionné, comme L’Égalité s’y attendait. Il écrit, après avoir relaté les arrestations:

Les personnes qui ne portent pas ostensiblement d’emblèmes, couronnes ou bouquets susceptibles d’effaroucher l’organe de vision de M. Andrieux [le préfet de police] peuvent librement pénétrer dans le cimetière.

Leur nombre est considérable. On peut l’évaluer à trois mille au moins.

Cette foule s’avance, dans un recueillement profond, jusqu’au terrain vague situé au sud-est, près du mur qui borde Charonne. C’est là que se trouve la sépulture des fédérés. Un bouquet d’immortelles rouges a été introduit dans une lézarde du mur.

Les abords du terrain sont gardés par des agents de police qui autorisent le défilé mais s’opposent au stationnement.

Chaque citoyen passe lentement devant ce champ envahi par les herbes folles et se découvre en silence.

Je note que le Mur mythique n’existe pas encore. En référence à un autre article de ce site, je note aussi qu’il est situé au sud-est.

Je remercie une fois encore Yves C., cette fois pour m’avoir donné ce numéro de L’Égalité.

Livres cités

Descaves (Lucien), Philémon, vieux de la vieille, G. Grès (1913).

Pelletan (Camille)La Semaine de mai, Maurice Dreyfous (1880).