Le compositeur Daniel François Esprit Auber est mort à Paris le 12 mai 1871. Il avait quatre vingt-neuf ans, avait mené une vie emplie d’honneurs et de gloire. Il était directeur du Conservatoire.

La Commune nomma, pour le remplacer, Francisco Salvador Daniel (qui avait un nom de moins mais pas moins d’esprit).

Francisco Salvador Daniel, musicien et savant, était, en dépit de son nom espagnol, né en France. Il avait quarante ans.

Son père était musicien. Il avait donc appris la musique, piano, violon, composition. À Paris il a travaillé à l’orchestre du théâtre lyrique (notre Châtelet). Puis, à l’âge de vingt-deux ans, il partit pour l’Algérie. Ce fut peut-être dû à l’influence du compositeur Félicien David, qui avait étudié la musique orientale en Turquie, en Palestine et en Egypte.

Si vous avez bien compté, c’était en 1853. En ce temps-là, quand on était français, on allait en Algérie pour coloniser la terre et souvent pour tuer les habitants — plusieurs des officiers qui massacrèrent à Paris en juin 1848 et en mai 1871 avaient fait leurs classes dans ce pays.

Ce n’est pas ce que fit Francisco Salvador Daniel.

Ce qu’il fit? Il apprit l’arabe, donna des cours de violon, voyagea en Tunisie et jusqu’à Alexandrie, joua avec des musiciens locaux, nota leur musique — oui oui, il y avait une culture berbère (kabyle notamment) et arabe, avant la colonisation — , écrivit des livres sur cette musique — dont l’un, La Musique arabe, fut longtemps la référence sur le sujet –, même si Le Figaro n’a pas été capable de s’en apercevoir:

Ses ouvrages sont au nombre de trois ou quatre dont pas un ne mérite d’être cité. Ce sont des divagations sur une foule de sujets plus baroques les uns que les autres.

— écrivait ce journal (le 26 juin 1871). De la musique de sauvages, sans doute…

Il publia des chansons kabyles et arabes pour chant et piano.

On appellerait ça aujourd’hui un « ethno-musicologue ». Le mot n’existait pas… les ethno-musicologues étaient plutôt rares.

Rentré à Paris en 1865, il écrivit un opéra qui ne fut jamais joué, il donna des concerts « antiques et orientaux ». Il travailla comme critique musical au journal La Marseillaise de Rochefort. Quelques titres de ses articles: « La musique sociale », « Le chant du peuple »…

Il a participé à l’insurrection du 31 octobre — il y a même été légèrement blessé –, il fut l’un des cent quarante signataires de l’affiche rouge, il était aussi place de l’Hôtel de Ville le 22 janvier.

Il était

de taille moyenne, maigre… fine silhouette, de tempérament nerveux, intelligent et sympathique

dit Vaillant au musicologue britannique Henry-George Farmer.

Et voilà, nous sommes en mai 1871, et Salvador Daniel est nommé directeur du Conservatoire. Il faut dire que celui-ci est fermé depuis le siège. Il faut donc tout réorganiser.

Premier essai, le 13 mai, tous les professeurs sont convoqués. Ils sont en tout quarante-sept, parmi lesquels vingt-six ont quitté Paris. Restent vingt et un. Cinq se présentent à la réunion. L’essai suivant, le 20 mai, ne fut pas plus concluant.

Le Journal Officiel du 20 mai contient l’information suivante:

Aux artistes lyriques, chanteurs, instrumentistes

Les citoyens et citoyennes artistes, attachés aux théâtres ci-après: Opéra, Opéra-Comique, et Théâtre-Lyrique, et comptant à un titre quelconque dans le personnel du chant, de l’orchestre, des chœurs, de la danse, et de la régie, sont invités à se réunir dans la salle du Conservatoire, mardi 23 à deux heures, à l’effet de s’entendre avec le citoyen Salvador Daniel, délégué par lé délégation à l’enseignement, sur les mesures à prendre pour substituer au régime de l’exploitation, par un directeur ou une société, le régime de l’association.

Le 23 mai à deux heures, le mardi 23 mai, mais on avait autre chose à faire. Les citoyens et citoyennes artistes, je ne sais pas, mais le délégué, je peux vous dire ce qu’il faisait, il défendait une barricade dans sa rue (il habitait rue Jacob).

Il me reste à citer encore Le Figaro du 26 juin (si vous voulez lire tout l’article, c’est sur Gallica, en page 2). Accrochez-vous et admirez le travail…

Par flânerie et aussi par intérêt, nous avons visité le bouge de ce sanglier féroce. Il logeait à l’entresol. Sur sa cheminée, par un étrange hasard, s’accouplaient une tête de mort, la statue de la République et un tambour de basque. La prédilection que Salvador ressentait pour cet instrument pyrénéen venait de ce qu’il était fils d’un espagnol réfugié à Bourges, probablement à la suite de Don Carlos.

La table de travail était remplacée non point par un piano droit de Pleyel ou de Bord, mais bien par un clavecin de l’ancien temps, surchargé de papiers et de livres rares, ayant trait à des travaux obscurs sur le plain-chant ou sur les philosophies allemandes. Dans l’alcôve pendaient encore un habit galonné et un képi. À droite, il y avait un canapé dont les coussins déformés portaient l’empreinte d’une personne couchée.

Pourquoi cette précision? ne soyez pas impatients!

[…]

La rue Jacob était défendue par sept insurgés seulement, qui s’abritaient derrière une barricade.

Et dont au moins un est ivre, cela va sans dire (mais le journaliste le dit).

[…]

Depuis cinq heures du matin jusqu’à midi, la lutte dura avec des alternatives diverses […] À midi, la position fut tournée.

Sept défenseurs dont un ivrogne, et ils tiennent sept heures!

Un officier, suivi de quelques soldats, se précipita vers la demeure de Salvador, qui lui était recommandé d’une façon toute spéciale. Il le trouva, en bottes molles, étendu sur le canapé dont il a été question plus haut et fumant une cigarette.

La mollesse des bottes est caractéristique de la mollesse du personnage, qui était paresseusement couché depuis si longtemps que, plusieurs jours plus tard, la marque de son corps se voyait encore sur le canapé…

— Vous êtes le citoyen Salvador, membre de la Commune [sic]?

— Oui, dit l’autre sans sourciller.

— Vous avez trois noms. Le vôtre d’abord, le vrai; vous signez Clément dans les journaux, et Vaillant au Comité central.

— Oui.

Tout ça est faux, bien entendu…

— Maintenant que vous êtes découvert, vous savez le sort qui vous attend?

Salvador haussa les épaules avec une fierté toute castillane.

— Suivez-moi, dit l’officier.

Ils descendirent et marchèrent silencieusement pendant que le condamné [sic] lançait dans l’air de petites bouffées de fumée. Au coin de la rue Bonaparte, le peloton s’arrêta.

Salvador devint légèrement pâle et dit avec un sourire:

— Ah! fort bien, je vois ce que c’est…

Il s’occupa d’arranger le nœud de sa cravate qui se défaisait toujours, parce que sa belle main, blanche et aristocratique, tremblait un peu. Faisant enfin un effort sur lui-même:

— Vous viserez là, dit-il aux soldats en montrant son cou.

Il s’agenouilla, regardant la troupe d’un œil qui jetait un dernier défi à la société. Une détonation retentit. Francisco Salvador, homme de lettres et directeur du Conservatoire, avait cessé d’exister.

Aucun tribunal, pas même une cour martiale expéditive, ne l’avait condamné… mais il est bien vrai que Francisco Salvador Daniel a été assassiné rue Jacob le 24 mai 1871.

*

Et après?

L’histoire officielle du Conservatoire de Paris fait succéder Ambroise Thomas à Auber. Salvador Daniel est, littéralement, inconnu à ces messieurs (c’en sont). Auber, qui avait sa rue à Paris de son vivant, est bien connu des usagers du RER A. Pas Salvador Daniel.

L’ethno-musicologie est à la mode. Le dialogue inter-culturel (que l’on m’excuse ce passage par la langue de bois) aussi.

Ce 18 juillet (2016), Salvador Daniel était au programme d’un concert retransmis par France Musique. Après L’Invitation au voyage, la soprano Amel Brahim-Djelloul y a chanté notamment Zohra (que l’on peut écouter ici).

Livre utilisé

Salvador Daniel (Francisco), Musique et instruments de musique du Maghreb, précédé de Mémoire de Francisco-Salvador Daniel, par Henry-George Farmer (1914), La Boîte à documents (1986).