L’hebdomadaire L’Égalité, de Jules Guesde, « Journal républicain socialiste » a commencé à paraître le 18 novembre 1877. Il est en liaison très active avec la proscription communarde à l’étranger et notamment à Londres.

Dans son numéro 8, qui paraît le 20 janvier 1878, il rend compte d’une correspondance de Londres à propos du tableau d’Ernest Pichio, « Le Triomphe de l’ordre », dont il a déjà été question ici.

Ernest Pichio, le Triomphe de l'ordre

Le tableau avait été exposé plusieurs mois à Londres, il l’était ensuite à Brighton. L’Égalité cite la Brighton Gazette:

L’exposition de ce tableau a été prohibée par le ministre et le directeur des Beaux-Arts, en France, qui ne l’ont pas admis au Salon, alléguant qu’il était de nature à éveiller les passions politiques. Cette prohibition avait sa raison d’être, si le sagace ministre entendait par les mots éveiller les passions politiques le réveil de l’indignation juste en face d’un massacre qui n’en reste pas moins inhumain, parce qu’il a été commis au nom de l’Ordre; dans ce cas, certainement, on a bien jugé ce tableau. Mais ceux qui ne sont pas mus par l’esprit de parti peuvent lire, ici, une leçon salutaire sur les horreurs de la guerre civile.

Ce journal anglais avait même noté que l’officier qui commandait l’exécution fumait nonchalamment sa cigarette. Ce que je ne suis pas capable de voir sur la gravure. Les voici, les exécuteurs:

triomphedelordredetail

La Brighton Gazette décrivait la toile et ses détails,

mais, peut-être l’incident le plus pathétique apparaît dans le cadavre roidi d’un enfant frappé d’une balle à la jambe

jugeait:

C’est admirablement peint et, en général, tous les raccourcis font preuve du savoir consommé de l’artiste.

L’Égalité continue:

Au premier moment, on pourrait s’étonner de l’obligation faite à un artiste français de porter son œuvre à l’étranger pour y être dignement jugée, quand la France possède, pour ainsi dire, le monopole de l’art. On oublie que cet art est aujourd’hui plus que jamais l’esclave, souvent volontaire, du capital, et est comme lui essentiellement conservateur […] Tout peintre de figures qui ose chercher ses inspirations artistiques autre part que dans les rangs de saints et de poupées affublées du costume d’Italien ou d’Italienne, d’Alsacien ou d’Alsacienne, etc., est mis à l’index, et les gros bonnets du métier le dénigrent; c’est ce qui a eu lieu pour Courbet, et plus récemment pour Ernest Pichio.

Sauf erreur de ma part, L’Égalité n’avait pas annoncé la mort (vingt jours plus tôt) de Gustave Courbet.

Mais c’est du tableau d’Ernest Pichio qu’il est question.

Je ne résiste pas au plaisir malsain de citer, une fois encore, Le Figaro, qui s’était longuement indigné de l’existence du tableau en avril 1875, au moment où le peintre avait vu son œuvre refusée au Salon.

[…] Il y a huit jours, Pichio était inconnu; le voici célèbre! Il lui a suffit d’avoir une idée détestable pour escalader les hauteurs les plus escarpées de la renommée parisienne. Pour cela il lui a suffi d’envoyer au jury un tableau d’un esprit abominable, retraçant une de ces scènes horribles que tout homme de cœur voudrait pouvoir effacer de l’histoire de ce pays; il a choisi comme sujet de son tableau l’époque la plus lugubre dont Paris ait jamais été affligé. […] Pichio n’a reculé devant aucune horreur: il a peint l’égorgement avec une nuance d’attendrissement pour ceux qui l’ont provoqué.

L’égorgement de ceux qui l’ont provoqué?…

J’arrête ici, il y en a plein la première page du numéro du 6 avril 1875. Sans parler de ce qu’il y avait les deux jours précédents, et le jour suivant. Bref, le tableau a été refusé, pas par le jury, à qui il n’a pas été présenté, mais par le directeur des beaux-arts après discussion avec son ministre! Ce contre quoi Ernest Pichio avait protesté, par une lettre du 29 mars 1875 que toute la presse publia (vous pouvez la lire dans Le Rappel si Le Figaro vous indispose):

[…] Vous pensez qu’on ne saurait admettre un tableau dont le sujet retrace un épisode de notre dernière guerre civile, et que les souvenirs qu’il rappelle sont trop douloureux pour être évoqués dans un concours national.

Il m’est impossible de comprendre comment M. le directeur des beaux-arts, même après en avoir conféré avec M. le ministre, pourrait légitimement, par mesure préventive, soustraire une œuvre sérieuse à l’examen du jury seul compétent.

Vous vous êtes d’ailleurs complètement mépris sur mes intentions; j’ai voulu écrire une page d’histoire dont la lecture soit une leçon qui, enseignant la clémence aux vainqueurs, inspire à tous l’horreur des guerres civiles. […]

Protestation inutile.

Pichio a repris sa toile « pour la mettre à l’abri des incidents ». Elle a été exposée en Angleterre en 1877-78.

Et après?

Dans un très bel article que j’ai déjà cité, Madeleine Rebérioux dit que, en 1885, Eugène Pottier croyait le tableau « vendu pour l’Amérique ».

Une autre information… dans Le Figaro (si, si), du 17 février 1892 et dans un article sur l’Hôtel de Sens:

[…] Par une étrange coïncidence, cet appartement de la Reine Margot semble voué à ne rappeler que des souvenirs de drame. En y entrant, nous retrouvons accrochée à l’un des murs de l’atelier du peintre Pichio, qui l’occupe, et à côté même de la fenêtre célèbre [celle de laquelle Marguerite de Valois assista à l’exécution d’un de ses chéris], cette immense toile retraçant l’un des plus sanglants épisodes de la Commune: Le Mur des Fédérés, à Montmartre [sic]. Qui ne se souvient de l’article virulent publié dans Le Figaro du 6 avril 1875 par notre regretté collaborateur Albert Wolff [redoutable critique auteur de l’article ci-dessus], au sujet de ce tableau que son auteur avait intitulé Le Triomphe de l’ordre et qui fut refusé au Salon la même année?

Ce journaliste connaissait mieux les amours de la Reine Margot que l’histoire de la Commune, mais il semble bien avoir vu une immense toile (et pas une grande gravure!). Le tableau aurait alors été à Paris en 1892 (un an avant la mort de Pichio).

Madeleine Rebérioux ajoutait que « Le Triomphe de l’Ordre » serait « aujourd’hui » (vers 1984) en URSS.

Personne ne sait où se trouve le tableau (si il n’a pas été détruit d’une façon ou d’une autre). C’est par la Brighton Gazette (et L’Égalité) que nous connaissons le détail de la cigarette.

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La reproduction d’une lithographie du « Triomphe de l’Ordre » figurait en couverture d’un article précédent consacré au « Mur ». C’est un autre tableau de Pichio (peint en 1877) que j’ai utilisé cette fois (il était d’ailleurs lui aussi reproduit dans le même article). La lithographie est au Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, « La Veuve du fusillé » au Musée de l’histoire vivante de Montreuil.

On les trouve tous les deux (présentés par Bertrand Tillier) sur le beau site L’Histoire par l’image, et plus précisément sur la page « mur des Fédérés ».

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Rebérioux (Madeleine)Le mur des Fédérés, Les lieux de Mémoire, La République (dir. Pierre Nora), Gallimard (1984).

Tillier (Bertrand)La Commune de Paris, révolution sans images?, Champ-Vallon (2004).