Gustave Flourens (1838-1871) est réapparu sur ce site dans un article récent. Il est grand temps de lui consacrer un article (ce que j’avais annoncé il y a déjà plusieurs mois).

L’essentiel de cet article est constitué de citations, la plupart provenant de la correspondance de Marx, de sa famille et d’Engels.

Friedrich Engels à Karl Marx, 1er février 1870:

C’est une vraie chance que, malgré G. Flourens, il n’y ait pas eu d’affrontements lors de l’enterrement de Victor Noir.

Pour l’assassinat de Victor Noir le 10 janvier 1870 et la grande manifestation d’opposition à l’Empire que fut son enterrement deux jours plus tard, je renvoie à un article précédent.

 Que peut-on en effet souhaiter de mieux que de prendre en flagrant délit [en français dans le texte] les masses révolutionnaires de Paris au grand complet, à découvert, à l’extérieur de Paris.

Karl Marx à Friedrich Engels, le 10 février 1870:

Ce jeune crack-brained [fêlé] de Flourens est le fiston de late [feu] Flourens, secrétaire perpétuel de l’Académie, qui, pendant toute sa vie, soit près de 100 ans, n’a cessé de frayer avec tous les gouvernements en place et fut successivement bonapartiste, légitimiste, orléaniste, puis à nouveau bonapartiste. Il s’est fait encore remarquer, pendant les dernières années de sa vie, par son fanatisme contre Darwin.

Il convient de préciser que les deux correspondants s’écrivent en allemand mais vivent en Angleterre, Engels à Manchester et Marx à Londres, de sorte qu’il y a beaucoup d’anglais dans leurs lettres. Le physiologiste Pierre Flourens était né en 1794 et mort en 1867 (ce qui ne fait que 73 ans). Il avait été élu à l’Académie française en 1840 contre Victor Hugo (pour raisons politiques). Un de ses titres de gloire sera (mais aucun des auteurs des textes de cet article ne pouvait le savoir) d’apparaître dans La Vie mode d’emploi, de Georges Perec (je vous laisse le plaisir de trouver où).

Friedrich Engels à Karl Marx, Manchester le 17 février 1870:

Ça fait longtemps que je n’ai pas lu quelque chose d’aussi ridicule que la lettre de Flourens dans laquelle il raconte ses exploits à Belleville où « il a tenu tout un faubourg pendant trois heures ». Il est fameux le début, quand il invite les gens à le suivre mais que 100 seulement vont avec lui, que ces cent se retrouvent bientôt à 60 et ensuite ces soixante s’évaporent eux aussi jusqu’au moment où, réfugié seul « avec un jeune homme » au théâtre, il finit par se faire matraquer.

C’est précisément de l’épisode de l’interdiction de la réunion salle de la Marseillaise le 7 février 1870, au cours duquel Flourens avait capturé un commissaire de police, proclamé la République et fait construire des barricades (raconté dans l’article sur la police), qu’il est question.

Friedrich Engels à Karl Marx, Manchester, le 22 février 1870:

Ça fait longtemps que je n’avais pas autant ri qu’hier en lisant dans le Volksstaat la lettre de Paris de Moses [Hess] sur Flourens et les autres nouvelle « forces » qui remplacent et évincent les vieux du genre Blanqui, etc. Cette vieille andouille ne changera jamais.

Mais ce ridicule jeune révolutionnaire (de bonne famille quand même) se réfugie, à la suite de l’affaire de La Marseillaise, à Londres, il est accueilli chez les Marx, et il séduit même Karl Marx.

Karl Marx à Friedrich Engels, 19 avril 1870:

Nous couperons court aux activités de Bakounine dans la Marseillaise, grâce à Flourens, qui a compris de quoi il retournait dans la French branch et qui s’est rallié à nous. He is a man of very great resolution. Too sanguine [C’est un homme très résolu. Trop confiant.].

Karl Marx à Paul et Laura Lafargue, le 19 avril 1870:

Bakounine et sa bande ont profité du récent Congrès de la Suisse romande à la Chaux-de-Fonds (5 avril dernier) pour provoquer une scission ouverte. Le congrès s’est scindé en deux […]. Ainsi, ce maudit Moscovite a réussi à provoquer dans nos rangs un grand scandale public […] Pour attirer l’attention de Paris sur lui, il correspond avec la Marseillaise. Mais nous en avons discuté avec Flourens qui veut mettre fin à cela.

Flourens a pris parti pour Marx contre Bakounine, un point pour lui (dans la famille Marx)! mais ce n’est pas tout.

Karl Marx à Friedrich Engels, le 28 avril 1870:

Flourens est déjà venu me rendre visite plusieurs fois. C’est un très gentil garçon. Ce qui domine chez lui, c’est l’audacity. Mais il a quand même une bonne formation scientifique. Durant un an, il a donné des cours d’ethnologie à l’Université de Paris, il a été partout en Europe du Sud, en Turquie, en Asie Mineure, etc. Bourré d’illusions et plein de fièvre révolutionnaire, but a very jolly fellow with all that [mais un type très agréable], tout différent de ces hommes qui se prennent au sérieux. Il a été proposé pour faire partie de notre Council [celui de l’Association internationale des travailleurs], auquel il a assisté deux fois en tant qu’invité. Ce serait une très bonne chose qu’il reste ici plus longtemps. C’est worth while [Cela vaut la peine] d’agir sur lui. Toutefois, si Bonaparte octroie une amnistie après le plébiscite, il rentrera à Paris. […] Tout le ramassis de révolutionnaires français lui fait la cour, mais il sait pretty well à quoi s’en tenir au sujet de ces messieurs.

Le « CV » du jeune homme se précise. Il était en effet allé se battre avec les Polonais, les Crétois… un révolutionnaire itinérant!

Karl Marx à Friedrich Engels, le 7 mai 1870:

De l’extradition de Flourens, — le Gaulois dit qu’on la demande — il ne saurait d’abord absolument pas être question. […] La seule question est de savoir si un Foreigner peut être condamné ici par un tribunal anglais pour complicity in a conspiracy to commit the crime of murder abroad [pour complicité dans une conspiration pour commettre un meutre à l’étranger]. […] Tout le bruit fait par la presse anglaise et française n’est donc que pure sottise. Au pire, Flourens pourrait être poursuivi pour misdemeanour [délit] […]. Si ce plot [complot] en vue de l’assassination de Badinguet n’est pas une pure invention de la police, c’est en tout cas la plus grande sottise dont soit capable un homme. Heureusement que l’Empire ne peut plus être sauvé, fut-ce par la bêtise de ses ennemis.

Jenny Marx (fille aînée de Marx) à Ludwig et Gertrude Kugelmann, le 8 mai 1870:

Selon le gouvernement anglais, M. Gustave Flourens est sérieusement compromis dans le complot et, comme il est en Angleterre, le gouvernement français a demandé secrètement au gouvernement anglais de le lui livrer; mais M. Gladstone, qui sait fort bien qu’une telle action lui coûterait sa situation de Premier Ministre […] déclare que le ministère ne peut rien faire en l’occurrence sans preuve supplémentaire de la culpabilité de M. Flourens. En réalité, le gouvernement français n’a aucune preuve contre M. Flourens. En admettant, en effet, qu’on puisse prouver qu’il a envoyé de l’argent à Paris dans le dessein d’armer la population, de la pourvoir de bombes en cas d’insurrection, cela n’implique nullement qu’il ait eu quoique ce soit à voir dans le projet d’assassiner l’Empereur. Dimanche dernier (mon anniversaire), quand la nouvelle de la découverte du complot nous est parvenue, M. Flourens était chez nous: vous pouvez donc imaginer que mon anniversaire n’a été rien moins que tranquille ou joyeux. Nous ne savions pas à cet instant si M. Flourens n’allait pas être arrêté d’un instant à l’autre.

Condamné au cours du procès de Blois (été 1870) à six mois de prison, Flourens est parti pour la Grèce. Il est de retour à Paris après la proclamation de la République.

Jenny Marx (épouse de Marx) à Friedrich Engels, le 13 septembre 1870:

Serraillier nous écrit de Paris une lettre très intéressante […]. Il est très séduit par Rochefort qu’il a rencontré 2 fois et s’est fait enrôler dans la compagnie de défense du cher Gustave.

Gustave Flourens est à Paris, très actif, pendant le siège, notamment le 31 octobre. Avec les bataillons de Belleville de la Garde nationale, il occupe l’Hôtel de Ville. Une véritable duperie permet au gouvernement de se rétablir. Gustave Flourens est emprisonné à Mazas le 7 décembre 1870. Il est libéré par Cipriani dans la nuit du 20 au 21 janvier, mais condamné à mort par contumace le 11 mars 1871 (il est caché, à Belleville). Il est élu à la Commune le 26 mars par le dix-neuvième et le vingtième arrondissements.

Il est l’un des généraux de la sortie « torrentielle » du 3 avril.

Jenny Marx (fille) à Ludwig Kuegelmann, 18 avril 1871:

Un grand nombre de nos amis sont dans la Commune. Certains d’entre eux ont déjà été victimes des bouchers de Versailles. Gustave Flourens a été effectivement assassiné. Il n’est pas tombé au combat, comme l’a relaté la presse, mais la maison dans laquelle il avait son quartier général ayant été signalée à des gendarmes par un mouchard, elle a été encerclée et on l’a massacré.

Sur la mort de Flourens, voir cet article. Le livre dans lequel il raconte les derniers mois à Paris, Paris livré, est paru à peu près le jour de sa mort.

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La gravure de couverture est parue dans Le Monde illustré le 5 novembre 1870. Gustave Flourens est monté sur la table, autour de laquelle sont assis les membres du gouvernement. Elle est reproduite ci-dessous (cliquer pour agrandir).

31 octobre 1870. La salle des séances du gouvernement de la défense nationale envahie par les partisans de la Commune

 

Livres cités

Marx (Karl) et Engels (Friedrich)Correspondance, Éditions sociales (1985).

Perec (Georges), La Vie mode d’emploi, Hachette (1978).

Flourens (Gustave), Paris livré, Lacroix, Verboeckhoven et Cie (1871).