Je me souviens… qu’en 1977-78 se tint une grande exposition Courbet à Paris au Grand-Palais (c’était le centenaire de la mort du peintre). Le catalogue contenait (façon de parler, car il contient toujours) des passionnantes analyses des œuvres présentées. Et aussi une biographie emplie d’euphémismes (pour ne pas dire d’omissions). Il n’y est évidemment pas question de « L’origine du monde » (qui est aujourd’hui accrochée, au vu et au su de tous, au musée d’Orsay, et que l’on trouvera dans un autre article de ce site). La partie consacrée par cette biographie à la période 1870-1871 est particulièrement réussie de ce point de vue. La guerre n’y est pas déclarée, la République n’y est pas proclamée — ce qui n’empêche pas le peintre de participer, à sa façon, à ces événements. J’ai même cru un instant que le mot « Commune » n’y figurait pas:

Au mois de février 1871 il pose sa candidature à la députation; recueillant un nombre de voix considérable, il échoue mais de peu. Le 26 mars nouvelles élections, celles des conseillers municipaux, et nouvel échec de Courbet qui maintient sa candidature pour le tour suivant et continue à proclamer ses convictions en de nombreux communiqués.

Je jure que la citation est textuelle et que je n’en ai omis aucun mot. Pour avancer dans les convictions politiques, que je souhaite présenter dans cet article, voici encore une belle omission de cette biographie:

Un Dijonnais, Bordet, et la sœur de celui-ci — il y aurait eu des pourparlers de mariage entre eux — sont devenus de véritables amis. Avec leur concours, il va organiser une exposition de peinture « en faveur des femmes du Creusot ».

Le possible ragot au conditionnel est là… Mais pourquoi les femmes du Creuzot (comme on écrivait en ce temps-là), ça, on ne sait pas. C’est que… ce n’étaient pas toutes les femmes du Creuzot, comme on peut le lire dans un article de La Marseillaise, le 11 mai 1870:

Un des plus honorables citoyens de Dijon, M. Jules Bordet, acquéreur de plusieurs tableaux de Courbet […] profite de l’ouverture à Dijon, le 14 mai prochain, d’un concours régional, pour organiser, au profit des femmes des condamnés du Creuzot, une exposition des chefs d’œuvres qui sont en sa possession.

Ajoutons que, s’associant de tout cœur à cette œuvre de bienfaisance, Courbet doit envoyer à Dijon, pour compléter cette exposition, plusieurs toiles de premier ordre. […]

Femmes de condamnés, donc, à la suite d’une grande grève chez Monsieur Schneider, maître de forges et président du corps législatif (si, si), intervention de l’armée et condamnations…

Ce ne fut pas la seule façon qu’eut Courbet de proclamer ses opinions cette année-là. Le mois suivant, le 23 juin 1870, il écrivit au ministre des Beaux-Arts, qui s’appelait (brièvement) Maurice Richard:

Monsieur le ministre,

C’est chez mon ami Jules Dupré, à l’Isle Adam, que j’ai appris l’insertion, au Journal Officiel, d’un décret qui me nomme chevalier de la Légion d’honneur.

Ce décret, que mes opinions bien connues sur les récompenses artistiques et sur les titres nobiliaires auraient dû m’épargner, a été rendu sans mon consentement et c’est vous, monsieur le ministre, qui avez cru devoir en prendre l’initiative.

Ne craignez pas que je méconnaisse les sentiments qui vous ont guidé.

Arrivé aux Beaux-Arts après une administration funeste, qui semblait s’être donné à tâche de tuer l’art dans notre pays, et qui y serait parvenue par corruption ou par violence, s’il ne s’était trouvé çà et là quelques hommes de cœur pour lui faire échec, vous avez tenu à signaler votre avénement par une mesure qui fît contraste avec la manière de votre prédécesseur.

Ces procédés vous honorent, monsieur le ministre; mais permettez-moi de vous dire qu’ils ne sauraient rien changer, ni à mon attitude, ni à mes déterminations.

Mes opinions de citoyen s’opposent à ce que j’accepte une distinction qui relève essentiellement de l’ordre monarchique. Cette décoration de la Légion d’honneur, que vous avez stipulée en mon absence et pour moi, mes principes la repoussent. En aucun temps, en aucun cas, pour aucune raison, je ne l’eusse acceptée. Bien moins le ferai je aujourd’hui, que les trahisons se multiplient de toutes parts et que la conscience humaine s’attriste de palinodies intéressées. L’honneur n’est ni dans un titre ni dans un ruban, il est dans les actes et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. Je m’honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie: si je les désertais, je quitterais l’honneur pour en prendre le signe.

Mon sentiment d’artiste ne s’oppose pas moins à ce que j’accepte une récompense qui m’est octroyée par la main de l’État. L’État est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le goût public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l’artiste qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art qu’elle enferme dans des convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité. La sagesse pour lui serait de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissés libres, il aura rempli vis-à-vis de nous tous ses devoirs.

Souffrez donc, monsieur le ministre, que je décline l’honneur que vous avez cru me faire. J’ai cinquante ans et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence libre: quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi: Celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté.

Veuillez agréer, monsieur le ministre, avec l’expression des sentiments que je viens de vous faire connaître, ma considération la plus distinguée.

Gustave Courbet

Paris, le 23 juin 1870

Le prédécesseur de Maurice Richard, le « comte de » Nieuwerkerke, était particulièrement haï de Courbet, comme on peut le deviner en lisant cette lettre et pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici. La lettre n’en contient pas moins une véritable profession de foi politique.

Courbet est vivement félicité de ce refus par tout ce que l’Empire, deux mois avant sa disparition, compte d’opposants républicains.

Il y a ensuite la déclaration de guerre, la proclamation de la République, le siège, la capitulation.

On le sait, Gustave Courbet, qui a été élu président du Comité directeur de la Commission des arts mise en place par les artistes sous le gouvernement du 4 septembre, va être à l’initiative, sous la Commune, de la Fédération des artistes, à laquelle je consacrerai un autre article. Je me concentre dans celui-ci sur d’autres activités et déclarations politiques.

Gustave Courbet participe activement au « Cercle républicain des sixième et septième arrondissements ». Il est présent à la réunion du 28 janvier et signe la protestation que ce cercle envoie contre « le prétendu armistice », qui n’est « qu’une reddition déguisée » (le texte est publié dans Le Rappel du 11 février). Quelques semaines plus tard, il signe aussi la protestation émise par le même cercle contre le démembrement de la France (le texte est publié dans Le Rappel du 9 mars).

Je passe sur sa candidature aux élections (législatives) du 8 février 1871 et aux élections communales du 26 mars. Voici la profession de foi qui accompagne sa candidature, dans le sixième arrondissement, aux élections complémentaires du 16 avril:

Paris, 15 avril 1871

Mon cher citoyen,

On me demande une profession de foi.

Après trente ans de vie publique, révolutionnaire, socialiste, je n’ai donc pas su faire comprendre mes idées?

Cependant, je me soumets à cette exigence, le langage de la peinture n’étant pas familier à tout le monde.

Je me suis constamment occupé de la question sociale et des philosophies qui s’y rattachent, marchant dans ma voie, parallèlement à mon camarade Proudhon.

Reniant l’idéal faux et conventionnel, en 1848, j’arborai le drapeau du réalisme qui seul met l’art au service de l’homme.

C’est pour cela que logiquement j’ai lutté contre toutes les formes de gouvernement autoritaire et de droit divin, voulant que l’homme se gouverne lui-même selon ses besoins, à son profit direct et selon sa conception propre.

En 48, j’ouvris un club socialiste en opposition aux clubs jacobins, montagnards et autres, que j’ai qualifiés de « républicains sans nature propre », de « républicains historiques ». La République une, indivisible, autoritaire, fit peur, le socialisme, n’étant pas élaboré suffisamment, fut rejeté, et la réaction de 49 l’emporta au profit « plus tard » d’un régime monstrueux.

Retranché dans mon individualisme, je luttai sans relâche contre le gouvernement d’alors, non seulement sans le redouter, mais encore en le provoquant.

Pour me résumer en deux mots, tout en tenant compte des Républiques américaines et suisse et de leur organisation, considérons la nôtre comme née d’hier.

Nous avons le champ libre aujourd’hui. Par conséquent, abandonnons les vengeances, les représailles, les violences, établissons à nouveau un ordre de choses qui nous appartienne et qui ne relève que de nous.

Je suis heureux de vous dire que les peintres, à mon instigation, viennent de prendre l’initiative dans cet ordre d’idées.

Que tous les corps d’état de la société suivent leur exemple, et à l’avenir aucun gouvernement ne pourra prévaloir sur le nôtre.

Les associations s’appartenant et constituées selon leurs intérêts propres seront nos « cantons » à nous, et plus elles se gouverneront elles-mêmes, plus elles allègeront la tâche de la Commune.

La Commune alors n’aura plus à s’occuper que de ses intérêts généraux et de ses relations avec le reste de la France.

Par le fait, la Commune actuelle devient le conseil fédéral des associations.

Je profite de cette occasion pour remercier les électeurs des sympathies qu’ils m’ont manifestées dans les deux dernières élections.

G. Courbet.

Gustave Courbet est sans aucun doute fanfaron, mais ce n’est pas un imbécile. Il aime la provocation mais là, il désire être pris au sérieux. Il n’est peut-être pas socialiste depuis trente ans, mais il l’est, et plus précisément proudhonien, au moins depuis qu’il a rencontré son « compatriote » (franc-comtois) Pierre-Joseph Proudhon. Dont il a bien compris le socialisme « associatif ».

*

Le portrait de Madame Proudhon est au Musée d’Orsay. Euphrasie Piégard (1822-1900) était ouvrière dans un atelier de passementerie. Elle a épousé Pierre-Joseph Proudhon à la chapelle de la prison de Sainte-Pélagie le 31 décembre 1849. Courbet a peint son portrait en 1865 après la mort de Proudhon et l’a offert à son modèle. Elle a été « effacée » du tableau « Portrait de P.-J. Proudhon en 1853 » peint la même année. La « recherche » par le moteur que vous savez, d’une image correspondant à « Courbet Proudhon » fournit des pages de résultats similaires à celle-ci, la première, dont j’ai fait une copie d’écran pour cet article

recherchecourbetproudhon

ce qui est en parfait accord avec l’opinion du philosophe socialiste sur les femmes, et surtout sur la sienne propre, que je ne cite pas (soit vous la connaissez, soit vous n’y croirez pas).

Livres cités ou utilisés

Toussaint (Hélène), Catalogue, in Courbet, catalogue de l’exposition, Paris, 1977-78, Éditions des musées nationaux (1977).

Forges (Marie-Thérèse de)Biographie, in Courbet, catalogue de l’exposition, Paris, 1977-78, Éditions des musées nationaux (1977).