Assemblées générales d’artistes en 1789, Commune des arts en 1790, réunions presque quotidiennes en 1793, les artistes impliqués dans la destruction des emblèmes royalistes, quatre cents artistes réunis en assemblée générale le 23 août 1830, assemblée générale encore en 1848… la mobilisation des artistes accompagne les révolutions… leurs revendications — démocratie d’une association d’artistes autogérée, principe de l’élection (des jurys de salons, notamment), indépendance des artistes et de l’état — les montre désireux de sortit d’un statut où ils sont dépendants du désir et de l’arbitraire des princes et autres mécènes.

La « révolution » (?) du 4 septembre 1870 se produit dans des conditions — la guerre — d’urgence particulière. Les artistes vont aussi prendre en charge la sauvegarde des œuvres d’art, menacées à la fois par la guerre et par les tentatives du cercle de Napoléon III de s’emparer d’un maximum d’entre elles avant de quitter le pays. Le Rappel du 20 septembre 1870 rend compte d’une réunion salle Gerson (Sorbonne), sous la plume du critique d’art Philippe Burty:

[…] ce comité, élu par les artistes, a été confirmé par le citoyen ministre de l’instruction publique. Les pouvoirs les plus étendus lui ont été accordés pour visiter nos collections publiques, se faire rendre compte par les ex-conservateurs, provisoirement maintenus, des mesures déjà prises, et provoquer tels autres moyens de salut qui seraient jugés urgents.

Le comité a reçu le concours le plus empressé et le plus intelligent de M. Persin, aide de camp du commandant des Tuileries. […] Ce fut lui qui, spontanément, signala l’enlèvement des caisses, chargées d’objet d’art, jusqu’au lundi soir [le 5 septembre]. Aujourd’hui on sait sur quels points du territoire elles ont été dirigées, et, à cet égard, l’opinion publique doit être complètement rassurée.

Dès sa première visite au Louvre, le comité constata dans un couloir obscur, la présence de vingt-neuf caisses solides et lourdes sur lesquelles les gardiens et le sieur Villot, président provisoire des ex-conservateurs, ne purent donner tout d’abord aucune explication.

La vérité se fit cependant. Il se trouva après quelques heures d’interrogatoire que ces caisses mystérieuses ne contenaient rien moins que la collection d’armes du ci-devant empereur. Cette collection, dont la valeur historique et matérielle est considérable, était arrivée de Pierrefonds depuis le 17 août; M. de Nieuwerkerke avait reçu, pour la mettre en sûreté, des instructions qu’il n’a pas eu le loisir de remplir. Ce soigneux directeurs de nos musées avait été plus empressé pour ses propres biens. Du 11 au 12 août, son déménagement particulier était terminé. Le Louvre ne renfermait plus de ses collections d’armes et de curiosités, qui sont estimées à plusieurs centaines de mille francs, que quelques bibelots insignifiants. Cependant, les scellés ont été posés partout.

La voie des aveux ouverte, les révélations ne s’arrêtèrent plus. On apprit ainsi que, sous le règne des majestueux surintendants, les tableaux les plus précieux du Louvre entraient et sortaient des galeries comme des navettes. […]

Le comité s’est transporté au musée de l’hôtel Cluny, à Sèvres, aux Gobelins, au Luxembourg, au garde-meubles. Les mesures de sûreté sont partout prises et bien prises. […]

Cette séance à la salle Gerson n’est pas la dernière. […] C’est un fait nouveau de voir des artistes accomplir avec autant de suite une tâche ardue et délicate. […]

Ce contexte de guerre et surtout de pillage des œuvres d’art doit être gardé en mémoire. Le Rappel publie une rubrique régulière « Nos Musées », tenue par le même Philippe Burty, qui montre les difficultés qu’a rencontrées le comité.

C’est dans son numéro daté du 18 mars (si, si), que Le Rappel (toujours) publie un appel de Courbet aux artistes, sous le titre « Les Arts Libres ». Il les convoque pour leur rendre compte des travaux du comité et leur proposer une nouvelle organisation des Beaux-Arts. Il s’agit bien de libérer les arts de toute protection de l’état, des académies.

Il est à désirer que les artistes eux-mêmes (comme en province et dans toutes les nations voisines) prennent l’initiative de leur propre direction.

Plutôt que de les paraphraser, je présente ici quelques textes liés à la Fédération des artistes, après le 18 mars, c’est-à-dire pendant la Commune.

Journal Officiel 6 avril, Courbet appelle les artistes à se réunir « vendredi prochain ». Il accompagne cet appel d’un texte dont voici des extraits:

La revanche est prise. Paris a sauvé la France du déshonneur et de l’abaissement. Ah! Paris! Paris a compris dans son génie qu’on ne pouvait combattre un ennemi attardé avec ses propres armes. Paris s’est mis sur son terrain, et l’ennemi sera vaincu comme il n’a pu nous vaincre. Aujourd’hui, Paris est libre et s’appartient, et la province est en servage. Quand la France fédérée pourra comprendre Paris, l’Europe sera sauvée.

Aujourd’hui j’en appelle aux artistes, j’en appelle à leur intelligence, à leur sentiment, à leur reconnaissance, Paris les a nourris comme une mère et leur a donné leur génie. les artistes, à cette heure, doivent par tous leurs efforts (c’est une dette d’honneur), concourir à la reconstitution de leur état moral et au rétablissement des arts, qui sont sa fortune. Par conséquent il est de toute urgence de rouvrir les musées et de songer sérieusement à une exposition prochaine; que chacun, dès à présent, se mette à l’œuvre, et les artistes des nations amies répondront à notre appel.

La revanche est prise, le génie aura son essor; car les vrais Prussiens n’étaient pas ceux qui nous attaquaient d’abord. Ceux-là nous ont servi, en nous faisant mourir de faim physiquement, à reconquérir notre vie morale et à élever tout individu à la dignité humaine.

Ah! Paris, Paris la grande ville, vient de secouer la poussière de toute féodalité. Les Prussiens les plus cruels, les exploiteurs du pauvre, étaient à Versailles. Sa révolution est d’autant plus équitable qu’elle part du peuple. Ses apôtres sont ouvriers, son Christ a été Proudhon. […]

Aujourd’hui je le répète, que chacun se mette à l’œuvre avec désintéressement: c’est le devoir que nous avons tous vis-à-vis de nos frères soldats, ces héros qui meurent pour nous. […]

Gustave Courbet

Journal Officiel, 15 avril, sous le titre « Assemblée des artistes »:

Hier, à deux heures, a eu lieu, dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine, la réunion d’artistes provoquée par M. Courbet, avec l’autorisation de la Commune. La salle y était absolument pleine et tous les arts y étaient largement représentés. Nous remarquons parmi les peintres MM. Feyen-Perrin, Héreau; MM. Moulin et Delaplanche, parmi les sculpteurs; la caricature a envoyé Bertall, la gravure M. Michelin, la critique M. Philippe Burty. — Beaucoup d’architectes et d’ornemanistes. Une assemblée de plus de quatre cents personnes.

M. Courbet préside, assisté de MM. Moulin et Pottier. Ce dernier donne, avant tout, lecture d’un rapport élaboré par une commission préparatoire et rédigé par lui. ce document, très-intéressant, contenait des considérations vraiment élevées sur les besoins et destinées de l’art contemporain.

Confier aux artistes seuls la gestion de leurs intérêts.

C’est cette idée qui paraît dominer dans l’esprit du rapport de la sous-commission. Il s’agit d’instituer une fédération des artistes de Paris, en comprenant sous ce titre tous ceux qui exposent leurs œuvres à Paris.

Le journal publie ensuite les statuts de la fédération, et la composition du comité qui, élu pour une année au scrutin de liste par vote secret, va la représenter. Il est formé de 47 membres représentant les diverses facultés, savoir:

  • 16 peintres,
  • 10 sculpteurs,
  • 5 architectes,
  • 6 graveurs et lithographes,
  • 10 membres représentant l’art décoratif, nommé improprement art industriel.

Ce comité est responsable des musées, il organise les expositions, surveille l’enseignement du dessin et du modelage.

Le Journal Officiel du 22 avril publie la liste des élus, qui comporte des artistes qui ne sont pas à Paris, comme Édouard Manet, dont certains (ce ne fut pas le cas de Manet) protestèrent. Il est surtout remarquable que deux cent quatre-vingt-dix artistes aient participé à cette élection, qui a eu lieu le 17 avril au Louvre… les artistes étaient plus motivés que les électeurs des élections complémentaires de la veille. Sur ces 290 votants, Courbet avait obtenu 274 voix.

C’était quand même trop peu, et les élus le dirent dans un petit article publié par La Sociale le 24 avril:

Les soussignés, membres de la commission fédérale des artistes, tout en admettant qu’une grande partie des électeurs est malheureusement absente de Paris.

Qu’une autre partie, très-considérable, a pris, sous les régimes de protection et de servitude passés, la fâcheuse habitude de se montrer indifférente à ses propres intérêts.

Considérant, par conséquent, le nombre relativement restreint des suffrages qui les ont élus et voulant mettre d’accord leur honnêteté personnelle avec leurs devoirs de citoyens, affirment, d’une part, leur ferme résolution d’accepter la charge qui leur incombe en vue de l’intérêt public artistique.

Et s’engagent, d’autre part, à chercher les moyens les plus efficaces de convoquer à nouveau tous les artistes électeurs et à déposer leur mandat aussitôt que les circonstances permettront d’espérer un vote plus complet.

Pour tous les membres présents, le bureau:

G. Courbet, peintre, président; Dalou, sculpteur, assesseur; Boileau fils, architecte, secrétaire

Il serait déraisonnable d’oublier le contexte. Courbet l’avait redit dans son appel du 6 avril, c’est la guerre. La Commune a rouvert les musées, ça n’empêche pas le patrimoine artistique d’être menacé, comme le rappelle Philippe Burty dans Le Rappel du 25 avril:

Les ex-directeurs des Beaux-Arts qui ont suivi dans sa fuite leur ex-ministre de l’instruction publique, versent dans les colonnes de l’Officiel de Versailles, des larmes bien senties sur le Napoléon de la place Vendôme.

Pendant ce temps, leurs artilleurs bombardent avec sérénité l’Arc-de-Triomphe et pilent ses bas-reliefs. L’Institut, qui envoyait à l’Europe de platoniques protestations contre les obus prussiens, garde aujourd’hui le silence et trouve tout naturel qu’un des plus robustes spécimens de l’École de sculpture de 1830 périsse sous la mitraille de l’ordre.

Le critique, qui est allé y voir, fait le détail des dégâts.

Pendant que nous comptions les trous noirs et les éraflures, la batterie du pont de Neuilly redoublait de rage. […]

Je ramasse à terre un éclat tout chaud, noirci de poudre à l’intérieur, blanchi à une extrémité par la poussière de la pierre qu’il a émiettée, et je l’emporte comme souvenir de l’intérêt que les héros de Versailles portent aux habitants de Paris et à ses monuments historiques.

Ne croyez pas qu’il y a la Fédération des artistes dans l’Officiel, d’une part, et Le Rappel de l’autre. Je l’ai dit dans un article précédent, la rédaction du Rappel est avec les communards. Voyez ce qu’écrit, toujours Philippe Burty, dans le numéro daté du 21 mai, oui, du 21 mai, c’est la fin mais il ne le sait pas:

La Fédération des artistes — qui a le bon sens de travailler beaucoup et de faire peu de bruit — vient d’affirmer son existence par le programme d’un concours ouvert à la sollicitation du citoyen Legrand.

Le citoyen Legrand est l’auteur d’un projet de souscription nationale pour l’exécution d’un tableau ayant pour donnée: « Les citoyens anglais fraternisent avec la France par l’envoi, à la suite du siège, de secours au peuple de Paris. »

Je passe sur les détails du concours, qui est organisé avec beaucoup de précision.

Il en résulte, ce me semble, qu’une marine où l’on verrait un vaisseau anglais cinglant vers la France serait admise, ou encore un pâturage du Yorkshire dans lequel un citoyen anglais offrirait un troupeau de bœufs à un citoyen parisien. Cette tolérance est loin de me déplaire. Je préférerais franchement une ville de Londres tendant une gerbe à la ville de Paris; quelque épisode réel du siège, par exemple une de ces queues interminables et patientes de femmes, d’enfants, de vieillards, de malades épuisés par la famine qu’avait décrétée le régime du 4 septembre.

En somme ce programme est plein de bonnes intentions et marque que la Fédération entend bien rompre complètement avec les traditions qui ont abêtis les talents les plus fins et courbé de fiers caractères. […]

C’est dimanche, il fait beau, on va au concert aux Tuileries, on lit le journal, on discute, tu as vu ce concours de peinture, moi je verrais plutôt une Anglaise embrassant un garde national, ah non, moi je préférerais, c’est le printemps, la musique est belle, les marronniers sont en fleurs. C’est le dernier dimanche de la Commune…

*

S’il est reposant de ne pas apercevoir La Défense sous l’Arc de Triomphe, ce n’est pas l’image la plus pacifique possible que j’ai choisie comme couverture, mais elle complète l’article de Butry cité: les obus frappent les sculptures et les gens. Le Monde illustré est sur Gallica. On verra plus clairement l’image en cliquant sur l’autre exemplaire, ici.

Obus sous l'arc de Triomphe, le Monde illustré, 15 avril 1871

Livres utilisés

Sánchez (Gonzalo), Organizing Independence: the artists federation of the Paris Commune and its legacy, University of Nebraska Press (1997).