Celles et ceux qui auront lu l’article de Gustave Maroteau publié précédemment sur ce site se seront sans doute fait une idée de sa généalogie littéraire. Le coupable ne s’en cache pas.

Jules Vallès:

J’étais depuis longtemps un homme; il était encore presque un enfant, quoique la Mort parût déjà le viser et qu’elle eût d’avance bombé son front. Beaucoup de ceux qui doivent disparaître jeunes ont la tête ainsi agrandie, comme celle de ceux qu’elle a pour tout de bon touchés du doigt, et chez qui le moule de la pensée semble avoir grossi, alors que c’est fini pour tout jamais de penser!

C’est moi qui lui ouvris les portes du journalisme, et peut-être du bagne, — peut-être du cimetière.

Je n’ai rien à me reprocher.

Il avait hésité à m’aborder, quoique Vermorel, un ami nouveau, quoique Ranc, un camarade ancien, lui eussent donné le mot de passe pour entrer dans mon coin de journal. Il n’y avait qu’à être inconnu et pauvre.

À la Rue que je dirigeais alors, on faisait attendre les heureux et les redoutables; — on introduisait d’abord les calomniés et les misérables. […]

Il eut tout de suite son lit de camp dans notre bivouac; il eut aussi un coin de tribune!

Mais avant de lui laisser inscrire son nom sur le registre des irréguliers, je lui montrai, je le jure, les dangers qui l’attendaient, — la misère, la calomnie, la haine, les blessures, la mort. Je dus lui parler du bagne.

Quant à quelques-uns, sans pain et sans armes, on se mêle de tirer sur vingt siècles de tradition, ceux qui vivent de cette tradition vous tuent.

Je lui dis cela. J’ajoutai bien qu’il y avait une joie terrible, un sentiment de fierté immense, dans les douleurs du sacrifice; mais je ne lui cachai rien.

Il m’écouta et me dit:

— Voulez-vous que je souffre et que je lutte à vos côtés?

— Vas-y, mon garçon!

Bref, Gustave Maroteau commença à apprendre avec Vallès, « chez » Vallès, à La Rue. C’était en 1867, il avait dix-huit ans. Il apprit vite et bien. En 1870, il avait déjà publié assez de manifestes pour avoir été récompensé par des interdictions, des amendes, et une belle condamnation — pour offense à l’Empereur et à l’Impératrice. Ce n’était pas la peine de mort, pas encore, mais une peine de prison.

De sorte que, le 1er mai 1870, Gustave Maroteau était en fuite et à Bruxelles. Où il publia un pamphlet qui lui valut d’être expulsé de Belgique. Le 25 juillet, il était à Londres… et le 4 septembre — ou peut-être le 5 ou le 6 — à Paris. Où il s’engagea. Et se battit aux avant-postes:

Il est temps que l’armée funèbre des affamés se montre. Ces prolétaires que vous ne voulez pas laisser vivre vont vous montrer comment on meurt.

Non, non, ce n’est pas du Vallès, c’est du Maroteau.

Gustave Maroteau publie son propre journal, La Montagne, du 2 au 25 avril. L’article anticlérical du numéro 19 (voir l’article précédent de ce site) donne une idée du ton du journal. Pour Bernard Noël,

Cette simplicité dans la violence est la marque de Maroteau, qui fut certainement le plus grand journaliste de la Commune. Le mouvement, chez lui, n’est pas oratoire: il ne joue pas sur le sentiment, mais sur l’idée; il révèle le trajet de la nécessité, lequel est à vif, comme un nerf soudain mis à nu.

C’est ensuite Le Salut public, du 16 au 23 mai.

Gaston Da Costa se souvint, dans un livre très tardif:

Alors que les hordes versaillaises se ruaient sur Paris, que la lutte finale était engagée, que l’Officiel communaliste et que les journaux révolutionnaires en vogue, tels que Le Père Duchêne, Le Combat et Le Cri du peuple avaient cessé de paraître, la Montagne de Maroteau s’imprimait encore derrière les barricades; et le 24 mai, sur la place Voltaire, la petite feuille se vendait, mêlant ses deniers appels aux imprécations des insurgés de la dernière heure.

Méfions-nous des souvenirs et des « témoignages »: dans ce passage, tout est faux. Par exemple: La Montagne n’existait plus depuis un mois. Ou encore: ni La Montagne ni Le Salut public n’était une petite feuille, les deux étaient des grands journaux. Enfin, le dernier numéro du Salut public était paru le 23 mai… Toujours est-il que l’idée de Maroteau devait être liée, dans l’esprit de Da Costa à la « lutte finale ».

Le Salut public, 23 mai:

Citoyens,

La trahison a ouvert les portes à l’ennemi ; il est dans Paris ; il nous bombarde ; il tue nos femmes et nos enfants.

Citoyens, l’heure suprême de la grande lutte a sonné. Demain, ce soir, le prolétariat sera retombé sous le joug ou affranchi pour l’éternité. Si Thiers est vainqueur, si  l’Assemblée triomphe, vous savez la vie qui vous attend ; le travail sans résultat, la misère sans trêve. Plus d’avenir, plus d’espoir ! vos enfants, que vous aviez rêvés libres, resteront esclaves ; les prêtres vont reprendre leur jeunesse ; vos filles, que vous aviez vues belles et chastes, vont rouler flétries dans les bras de ces bandits.

AUX ARMES! AUX ARMES!

Pas de pitié. – Fusillez ceux qui pourraient leur tendre la main ! Si vous étiez défaits, ils ne vous épargneraient point. Malheur à ceux qu’on dénoncera comme les soldats du droit ; malheur à ceux qui auront de la poudre aux doigts ou de la fumée sur le visage.

Feu ! feu !

Pressez-vous autour du drapeau rouge sur les barricades, autour du Comité de salut public. Il ne vous abandonnera pas.

Nous ne vous abandonnerons pas non plus. Nous nous battrons avec vous jusqu’à la dernière cartouche, derrière le dernier pavé.

Vive la République ! vive la Commune ! vive le Comité de salut public !

Le Salut public.

Directeur politique : Gustave Maroteau

Jules Vallès:

Et il alla jusqu’au samedi 27 mai, où je le retrouvai, fusil sur l’épaule, près de la rue Haxo. Le sang des otages était chaud encore, mais le sang de vingt mille des nôtres fumait à l’horizon; et si nous avions, avec nos torches, embrasé le ciel, Versailles avait rougi toute la terre avec le trop plein de nos veines!

Nous pensions bien, lui et moi, que nous allions mourir!

Mais moi, j’avais fait à peu près mon temps, j’avais eu mes heures de littérature victorieuse et de politique hautaine: je pouvais disparaître, j’avais été payé.

Lui, il sortait à peine de l’ombre, il avait eu vingt ans la veille!

Il ne pouvait se défendre d’une ironie douloureuse en face de la fusillade qui avançait, et nous trouvâmes le temps d’une causerie mélancolique et haute, au fond d’une salle de cabaret où les derniers soldats de la résistance mangeaient un morceau et buvaient un verre de vin avant de retourner au poste de combat.

Il me parla de sa mère. […]

— Je ne la reverrai pas, dit-il!

Mieux eût valu qu’il ne la revît pas! C’eût été fini. Il serait mort debout contre un mur en crachant son sang avec sa vie au nez des fusilleurs.

Oui, mieux valait cette mort que sa longue agonie!

Gustave Maroteau est arrêté et passe devant le troisième Conseil de guerre (celui qui a jugé les membres de la Commune) et condamné à mort, pour ses articles, le 2 octobre 1871. Son avocat est Me Bigot (celui qui avait « parlé en homme de cœur » au cours du procès des membres de la Commune). La peine de mort pour raisons politiques avait pourtant été abolie en 1848. Victor Hugo écrivit à Bigot une lettre dans laquelle il se prononçait à nouveau contre la peine de mort et demandait la vie pour tous les condamnés. Voici comment il décrivait Maroteau. Style Hugo, sans plus de commentaire sur l’ « accès de fièvre »:

ce jeune homme, qui, poète à dix-sept ans, soldat patriote à vingt ans a eu, dans le funèbre printemps de 1871, un accès de fièvre, a écrit le cauchemar de cette fièvre, et aujourd’hui, pour cette page fatale, va, à vingt-deux ans, si l’on n’y met ordre, être fusillé et mourir avant presque d’avoir vécu.

La peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité. De sorte que la longue agonie de Maroteau a duré quatre ans… au bagne en Nouvelle-Calédonie. Il est mort en 1875. Le 18 mars.

*

La belle photo de Gustave Maroteau vient de la Grande histoire de la Commune, de Georges Soria (et du musée de Saint-Denis). Je ne sais ni qui en est l’auteur ni à quelle date elle a été prise. Merci à Yves C. pour l’avoir scannée et me l’avoir proposée.

Livres cités

Vallès (Jules), Gustave Maroteau, article paru dans Le Citoyen de Paris le 22 mars 1881, reproduit dans le recueil d’articles Le Cri du peuple, Éditeurs français réunis (1953).

Noël (Bernard)Dictionnaire de la Commune, Flammarion (1978).

Da Costa (Gaston)La Commune vécue (trois volumes), Ancienne Maison Quantin (1903-1905).

Bigot (Léon), avec une lettre-préface de Victor Hugo, Dossier d’un condamné à mort, A. Chevalier (1871).

Soria (Georges)La Grande histoire de la Commune, Livre Club Diderot (1971).