Jeanne Matthey est née à Genève le 12 avril 1830.

Le 8 octobre 1867, elle avait donc trente-sept ans, ses deux parents étaient morts, elle vivait à Paris, dans le onzième arrondissement, 273 boulevard du Prince-Eugène (Voltaire), près de la place du Trône (Nation), et elle était institutrice.

Ce matin-là, celui du 8 octobre, à onze heures et quart, elle s’est mariée, à la mairie du onzième arrondissement.

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Les époux étaient peut-être en ménage depuis longtemps, mais le marié a donné une adresse un peu différente, 281 boulevard du Prince-Eugène.

Des amis étaient présents, peut-être aussi des amies, mais les femmes ne sont pas témoins dans les actes d’état civil. Jeanne et la mère du marié furent les seules femmes à signer l’acte, J. Matthey, A. Fontaine (pour Anne Henriette Fontaine). Les autres signatures sur l’acte sont celles de Frédéric Lévy, le maire du onzième arrondissement, d’un homme de lettres (le marié) et de quatre journalistes (les témoins) — Arthur Arnould, Arthur Ranc, Jules Vallès (je parierais que c’est lui qui est responsable du pâté), Jules Claretie et Henry Maret.

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Jeanne Matthey est morte chez elle, à Paris, le 24 décembre 1886. Elle avait cinquante-six ans. Elle habitait 7 rue Stanislas, dans le sixième arrondissement, avec son époux, qui était toujours homme de lettres. Elle-même était alors « sans profession ». L’ami qui accompagna le mari déclarer le décès était un employé nommé Hyacinthe Gaston.

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Tous ces renseignements se trouvent dans l’acte de mariage et l’acte de décès de Jeanne Matthey. Malgré plus de cent cinquante ans de « copier-coller », il semble bien qu’on ne les trouve nulle part ailleurs. Même son prénom ne figure pas dans la notice en ligne du dictionnaire biographique Maitron consacrée à son époux…

Pourtant trois (futurs) membres de la Commune, un journaliste communard (et un autre anti-communard) ont signé son acte de mariage. Pourtant, pendant ces dix-neuf ans, sur son chemin de Nation à Vavin, Jeanne Matthey, dont le diminutif était Jenny, a vécu une guerre, un siège, une révolution, des massacres, une fuite et un exil, est passée par Genève, Buenos-Aires, Lugano, Gênes, a trouvé les ressources lui permettant de recevoir de nombreux amis — parmi lesquels, outre Jules Vallès, on peut noter Élisée Reclus et Michel Bakounine (avec leurs compagnes) entre beaucoup d’autres — et de leur préparer à manger, toujours accompagnant, suivant, dirait-on, son mari, le plus souvent le faisant vivre…

C’est peut-être déjà elle, la compagne que l’on voit apparaître dans  Le Bachelier,  de Jules Vallès:

[…] ces meubles sont époussetés, cirés, vernis par la main d’une compagne […]

Ou dans cette lettre de Jules Vallès à Arthur Arnould, 28 mars 1852:

[…] Rappelle-moi toujours au souvenir de ta femme […]

Ou peut-être pas? Le 16 février 1864, Vallès envoie ses amitiés à Valentine (?). En tout cas, le 24 septembre 1867, c’est bien de Jeanne Matthey qu’il est question:

Ton témoin, oui: à condition que tu nous apporteras samedi un article vert.

Bonjour à Madame Arnould, alors, et tout à toi.

Je ne sais pas si Arnould a apporté l’article demandé, mais nous avons vu que Jules Vallès a bien été un de ses témoins. La lettre suivante sera envoyée presque cinq ans plus tard.

Entre temps, Jeanne Matthey a vécu la vie de femme d’un membre de la Commune. Son époux a déjà été cité, dans un article de ce site, pour un passage sur la Commune et la famille extrait de son histoire parlementaire et populaire de la Commune. Dans ce livre il explique aussi en quoi cela consistait, concrètement, être membre de la Commune:

Chacun de nous, dans ces conditions terribles où la moindre erreur, le moindre faux mouvement, pouvait tout compromettre, avait donc à assumer, à mener à bien mille travaux de nature diverse, qui eussent suffi à occuper huit ou dix hommes.

Nous ne dormions pas. Pour mon compte, je ne me rappelle pas m’être déshabillé, couché, dix fois dans ces deux mois. Un fauteuil, une chaise, un banc, pour quelques instants souvent interrompus, nous servait de lit.

Il a réussi à quitter Paris, elle a réussi à le rejoindre à Genève.

Jules Vallès à Arthur Arnould, 3 juin 1872:

Tu es à Genève — vous êtes à Genève. Qu’y faites-vous? Ta femme a dû avoir du sang-froid et du courage pendant le péril. Mais cela ne suffit pas pour gagner sa vie. Vous tirez-vous d’affaire? Comment va Jenny?

Arthur Arnould à Jules Vallès, 22 juin 1872 (brouillon de lettre):

Jenny te remercie de tout cœur du bon souvenir que tu lui as conservé, et qui l’a vivement touchée. Tu sais d’ailleurs qu’elle a toujours eu pour toi une vive et sincère amitié, et elle ne la prodigue pas!

En effet, elle s’est montrée courageuse et dévouée. Elle est pleine d’énergie et de résolution et me le prouve chaque jour au milieu des mornes ennuis qui nous accablent. Depuis quelques semaines profitant de circonstances particulières, et après avoir tenté vingt autres choses, nous nous sommes mis à vendre de la volaille!

Marchand de poulets! Oui, mon ami! Moque-toi bien de moi, mais enfin il faut vivre, et c’est un commerce où l’on peut manger son fonds littéralement, si les affaires ne vont pas bien.

Jenny s’y est mis [accord courant à l’époque] avec un grand dévouement, car cela n’est pas gai. Elle a une place les jours de marché. Elle se lève avant le jour, et elle se couche tard. Je l’aide de mon mieux, mais tout cela est au-dessus de ses forces, et j’aimerais mieux douze mille francs de rente, voire même la moitié ou le quart.

Ce que Lucien Descaves traduit ainsi, dans Philémon:

Mme Arthur Arnould allait, de maison en maison, offrir la volaille que des parents expédiaient de Bourg-en-Bresse, et l’on vit Arnould lui-même porter le panier, en attendant de placer sa marchandise à lui: des articles!

Et Jules Vallès, dans sa réponse à Arthur Arnould, 8 juillet 1872:

Eh bien! tu vends des volailles! On se lève de bon matin!

C’est « tu » qui vend les volailles et « on » qui se lève…

J’ai peine à le dire, mais la description la plus sympathique de l’activité de Jenny est celle que donna encore un mouchard de Justin Lombard (de Genève, le 5 septembre 1879, anonyme):

[…] Madame Arnould […] une brave et courageuse femme en sabots de dix sous, jupon et camisole d’indienne, tête nue, saignant des poulets, se levant toutes les nuits à quatre heures du matin pour plumer la volaille en compagnie de sa mère [sa belle-mère] et de son mari, grignotant un morceau de pain, courageuse et relevant les affaiblissements de l’esprit. Le matin, à sept heures, un panier de volailles au bras, coiffée d’un chapeau de paysanne, ensabotée de son costume pauvre, elle allait sur un trottoir de la rue du Rhône offrant son éventaire aux passants, risquant la neige, la pluie, la chaleur, sans plainte. A huit heures et demie, le mari portait une tasse de café au lait que la bonne marchande avalait, et elle rentrait pour déjeuner parfois à midi, d’autres fois à trois heures jusqu’à ce qu’elle ait vendu son dernier Bressan.

[…] On l’eût adorée à genoux pour son brave cœur, et il n’est pas un des réfugiés qui ne professe pour Mme Arnould la plus respectueuse admiration.

[…] Pendant que madame Arnould se fatiguait au-dehors, madame Arnould mère raccommodait le pauvre linge du ménage et Arnould, qui s’était improvisé menuisier, serrurier, charpentier, se construisait des meubles […].

Ces mouchards n’ont pas toutes les qualités. L’un d’eux écrivit que Jenny était « ouvrière corsetière », ce qui eut beaucoup de succès parmi les « copieurs-colleurs »… Il est sans doute préférable de faire confiance au registre des mariages du onzième arrondissement, qui ne nous dit pas jusqu’à quand Jeanne Matthey a exercé son métier d’institutrice.

En 1876, la situation financière de la famille (qui comportait aussi la mère de l’époux) s’était améliorée, grâce à l’aide notamment de Paul Meurice, qui, à Paris, aidait Arnould à publier ses articles et livres… sous le pseudonyme d’A. Matthey. Après un aller-retour inutile à Buenos-Aires, Jenny et la famille habitaient Lugano.

Michel Bakounine vint souvent dans la « maisonnette » dévorer les « petits plats » de madame Arnould,

écrit Bernard Noël.

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Le morceau de plan de Genève, où l’on reconnaîtra la rue du Rhône et sur la rive droite, se jetant dans la rue du Mont-Blanc, la bien nommée rue de Chantepoulet, vient de Gallica, ici.

Les morceaux de l’acte de mariage viennent de l’état civil (en ligne) de la ville de Paris.

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C’est en lisant la préface de Bernard Noël à une édition de « L’État et la Révolution » (c’est un livre d’Arthur Arnould, qui est d’ailleurs aussi l’auteur du « Lotus bleu » — être plagiaire par anticipation à la fois de Lénine et d’Hergé, n’est-ce pas brillant?), préface au beau titre « Arthur Arnould ou la vie d’un mort est toujours fictive », que j’ai eu l’idée de rechercher les actes d’état civil (les dates du mariage et du décès étaient données par Bernard Noël, ce n’était donc pas très difficile) et d’écrire cet article.

Merci à Yves C., qui a porté ce livre jusque chez moi, précisément pour que j’en lise la préface…

J’ai aussi utilisé le dossier (pas Jeanne Matthey, mais) Arthur Arnould BA 936, aux archives de la Préfecture de police.

Livres cités et utilisés

Arnould (Arthur), Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878), — L’État et la Révolution (avec une préface de Bernard Noël), Jacques-Marie Laffont et associés, Lyon (1981).

Vallès (Jules),  Le Proscrit, Lettres à Arthur Arnould, Éditeurs français réunis (1950), — Le Bachelier, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).

Descaves (Lucien)Philémon, vieux de la vieille, Ollendorff (1913).