Dans un article récent, j’ai évoqué le blocus que Thiers avait fait subir à Paris pendant la Commune, notamment en empêchant les nouvelles de Paris d’arriver en province. Aux quatre articles de Paul Lafargue parus dans La Tribune de Bordeaux, j’ajoute aujourd’hui deux lettres d’André Léo, datées des 6 et 11 avril, et publiées dans le numéro du 27 avril de L’Union démocratique, un journal nantais « ultra-républicain ».

L’existence de ces deux lettres a été déduite par Jean-Pierre Bonnet de sa lecture d’une biographie d’Ange Guépin, qui était actionnaire du journal. La Bibliothèque municipale de Nantes a conservé une collection complète de L’Union démocratique et Monsieur Gérard Tessier, de son service patrimoine, nous a fait parvenir le numéro en question.

Courrier de Paris

Deux lettres d’André Léo

Quoique vieilles déjà d’une quinzaine de jours, ces lettres présentent d’autant plus d’intérêt qu’elles émanent d’une femme, d’un écrivain célèbre, dont l’intelligence égale le cœur.

Paris, 6 avril 1871

Tu dois être bien inquiète si tu lis les journaux de la réaction, les seuls maintenant en France. C’est effroyable le système de mensonge et de calomnie employé contre nous. Les journaux de Paris donnent des extraits en ce genre de ceux de Versailles. C’est horrible et immonde. Paris est presque unanime, non avec la Commune mais dans la résistance à Versailles et dans l’horreur de ces furieux monarchiques qui viennent, dans leurs assauts à Paris, au cri de VIVE LE ROI! On fusille nos prisonniers, on les traite avec une barbarie affreuse. Toutes les atrocités des Prussiens sont dépassées; la haine croît hélas! La population crie vengeance! Et la Commune répond: œil pour œil, dent pour dent!

On voudrait ici empêcher ces représailles; ce sera peut-être difficile. J’y tâche, pour ma part.

Paris a le calme des grandes fièvres. On y vit aussi paisiblement qu’à l’ordinaire, sauf le tambour qui bat et le canon qui gronde. C’est VERSAILLES QUI A ATTAQUÉ. Je suis arrivée en pleine guerre civile. Nos pauvres gardes nationaux se font héroïquement écharper. Ils n’ont aucune pratique militaire, pas de chefs capables, tout improvisé, peu d’artillerie, trois forts seulement. Un gros de 50,000 hommes se bat comme des lions, mais se fait surprendre et tailler en pièces; le reste est mou. La discipline, l’habitude manquent, et le succès. Peu de soldats passent à nous. On les fanatise là-bas. Ces sorties ont été une folie, ou plutôt un piège dans lequel on est tombé. Il n’y a plus que des maisons vides dans les quartiers occupés par la bourgeoisie qui décidément a la gangrène de la peur. C’est dégoûtant. Ils n’avaient rien à craindre. Ils pouvaient protéger les autres en cas de défaite, et ils se sauvent. Il n’y a de bon et de beau que le populaire. Je l’aime sincèrement. Ils sont bien naïfs, bien fous parfois, bien injustes souvent, mais dévoués, généreux, sincères.

À toi de cœur, chère amie, et quoiqu’il arrive, je l’espère, au revoir.

ANDRÉ LÉO

Paris, 11 avril

Impossible de te faire parvenir cette lettre par voie demi-sûre. Je te l’envoie par une provinciale, à qui je procure un laisser passer, mais qui sera peut-être fouillée à Versailles, car Versailles fouille tous ceux qui sortent de Paris. Que deviendraient ses mensonges si Paris pouvait écrire?

L’intérieur de la ville est fort tranquille, sauf le bombardement qui fait des victimes. Nous ne l’avons pas encore à Batignolles; la population ne s’en effraie guère; la plupart des blessés et tués sont des curieux imprudents. — Ce bon M. Thiers, défendant en 1840 l’établissement des forts, disait à la tribune: « Bombarder Paris! jamais un gouvernement n’aurait recours à ce moyen odieux; il serait déshonoré et plus faible après sa victoire. » La rage du gouvernement de Versailles est telle que ces hommes, qui ont refusé d’employer tant d’engins moins odieux contre les Prussiens, se servent contre nous de balles à pointes dont la blessure est mortelle, et de balles explosibles défendues par les lois de la guerre. Nous perdons presque tous nos blessés; mais cela ne décourage pas les défenseurs de Paris. Ils se battent comme des lions depuis plus de huit jours, et leur énergie ne fait que croître.

Les femmes encouragent leurs maris. Ce pauvre peuple si longtemps trompé se venge de l’odieuse capitulation, qui seule lui a ouvert les yeux sur le compte des hommes du 4 septembre. Nous ne nous laisserons plus tromper par de belles paroles, disent-ils: Nous voulons la République et la liberté dans Paris, et notre Commune pour les maintenir. Que la France fasse ce qu’elle veut si elle aime l’esclavage; mais nous, nous voulons être libres.

Depuis qu’on se réduit à défendre les remparts, tant à l’intérieur de l’enceinte qu’au dehors dans Neuilly, Courbevoie, Asnières, Châtillon, on a remporté de vrais avantages; depuis deux jours Versailles a dû reculer. On tente des efforts pour la conciliation; mais en présence des procédés et des fureurs de Versailles, la bourgeoisie parisienne, dans deux réunions nombreuses, a décidé qu’elle se joindrait à la lutte et prendrait les armes avec le peuple si les RURAUX s’obstinaient à ne pas reconnaître les franchises de Paris.

Le bon élément prend le dessus dans la Commune et les copistes de 93 y sont tenus en échec.

Il y a eu deux ou trois décrets regrettables, mais ils ne sont nullement exécutés. En somme pas une violence sérieuse. Tandis qu’on fusille les prisonniers à Versailles et qu’on assassine nos blessés. On a arrêté des prêtres parce qu’ils conspiraient, les églises étaient converties par eux en dépôts de munitions et de chassepots.

À Notre-Dame, entre autres, on en a découvert en grand nombre.

Grâce aux Prussiens qui ont besoin du transit de Paris, nos chemins de fer ne sont pas coupés, et l’abondance règne dans la ville comme à l’ordinaire; beaucoup de femmes se battent avec les hommes. Pour me résumer, notre situation n’a, sauf l’angoisse des destinées de la patrie et la douleur de voir tomber tant de braves gens, rien de pénible. Jamais les rues n’ont été plus sûres et la ville plus fraternelle.

ANDRÉ LÉO

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Tous mes remerciements à Jean-Pierre Bonnet,  et à la Bibliothèque municipale de Nantes et plus particulièrement à Gérard Tessier pour m’avoir fait parvenir des images de L’Union démocratique — dont celle qui sert de couverture à cet article.

Merci de citer la source « Ville de Nantes – Bibliothèque municipale » si vous utilisez ce texte ou cette image.

Livres utilisés

Aussel (Michel)Le docteur Ange Guépin : Nantes, du Saint-Simonisme à la République, Presses universitaires de Rennes (2016).