Dans les biographies de Jules Vallès, il est question d’articles « russes ». Vallès demande à Zola, qui collabore au Messager de l’Europe, de l’introduire, via Tourgueniev, dans la presse russe.

En réalité, l’initiative est venue de la presse russe, et voici comment.

Un peu en marge de l’histoire de la Commune, cette histoire met en contact Jules Vallès, qui a été membre de la Commune, et Vladimir Kovalevski, qui était aussi à Paris pendant la Commune avec sa femme Sofia — nous les y avons rencontrés ici ou là.

Elle se passe cinq ans après, en 1876.

Jules Vallès est exilé à Londres. Il cherche des moyens de gagner de l’argent, avec sa plume, c’est-à-dire de trouver des journaux qui achètent ses articles.

Vladimir et Sofia Kovalevski sont à Saint-Petersbourg, ils ont tous deux passé des thèses, lui en biologie à Iéna en 1872 et elle en mathématiques à Göttingen en 1874. Aucun d’eux n’a trouvé un emploi correspondant à sa qualification et à ses désirs. Ils essaient de faire autre chose, et en particulier, pour ce qui nous intéresse ici, de fonder un journal.

Cette activité implique toute la famille et en particulier Anna et Victor Jaclard, sœur et beau-frère de Sofia, qui, après s’être réfugiés et avoir vécu en Suisse, se trouvent aussi à Saint-Petersbourg. Victor Jaclard contacte certains de ses amis communards en exil, Jules Vallès notamment. Vallès demande des précisions et Vladimir lui écrit, le 24 mars 1876, pour les lui donner.

Monsieur,

J’ai prié mon beau-frère [Jaclard, donc] de vous écrire quelques mots pour demander votre collaboration dans un nouveau journal qui vient d’être fondé, Le Nouveau Temps; je vous remercie beaucoup d’avoir consenti à nous envoyer des articles et je m’empresse de vous donner vue de la position dans laquelle se trouve le journalisme en Russie. Nous sommes soumis à une censure assez désagréable et les suspensions sont à l’ordre du jour, pour cette raison nous ne pouvons espérer d’insérer dans notre journal des articles aussi brillants de verve et d’esprit auxquels vous avez accoutumé vos lecteurs en France. Comme c’est une chronique bimensuelle que nous vous demandons elle ne peut pas toucher à la politique, ou du moins la politique peut occuper une place toute secondaire… Vous pouvez y parler de l’Angleterre, des classes ouvrières, théâtres, etc.

Je regrette d’être obligé de vous annoncer que nos prix ne peuvent atteindre ceux que l’on paye en France, mais M. Zola et Chassaing collaborent à quelques journaux à Petersbourg et leurs prix sont de 200 francs pour 450-500 lignes d’une longueur de 38-40 lettres. Ce sont surtout les frais de traduction qui mettent les journaux russes dans l’impossibilité d’offrir autant que les journaux étrangers qui n’ont pas à subir ces frais. Nous serons enchantés si vous pouvez nous donner votre précieuse collaboration à ces conditions.

Très content et exagérément optimiste, Jules Vallès écrit, de Londres, le 12 avril 1876, à son ami Arthur Arnould (exilé en Suisse):

Voici ce qui m’arrive. Jaclard m’a fait demander si je voulais écrire dans un journal russe, sous mon nom, avec un haut prix. J’avais répondu un oui gros comme le bras, tu penses bien — et hier, j’ai reçu une lettre du journal qui me fait des conditions immédiates et précises. Est-ce sérieux? Ils viennent de naître! Avec des collaborateurs comme moi, ils ne seront pas les favoris du gouvernement. Ont-ils de l’argent? […] Je connais Jaclard, il est sérieux. Le directeur du journal est son beau-frère. La famille de sa femme est riche: il y a des chances.

Mais hélas, dès la fin mai:

Mon cher ami — plus de journal russe! La censure impériale l’a saigné du bout de ses ciseaux.

Plus tard, il y a eu l’entremise de Zola et Tourgueniev et des articles de Vallès dans le journal Slovo, en 1878. Jaclard était toujours dans le coup, c’est lui qui a suggéré à Vallès de passer par Tourgueniev, comme on le voit dans les lettres qu’il a écrites à Vallès en 1877 et 1878 et qu’a publiées Gérard Delfau (dans un livre remarquable).

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La lettre de Vladimir a été publiée par l’hebdomadaire Lu dans la presse universelle, le 29 mars 1935. Elle y était (faussement) attribuée au « célèbre sociologue Kovalevsky » (le sociologue Maxime Kovalevski, cousin éloigné de Vladimir, n’avait rien à faire dans cette histoire, c’est bien le beau-frère de Jaclard, Vladimir, qui a écrit la lettre). Le journal Lu ne donne ni source ni localisation de cette lettre en 1935. Je ne sais donc pas où elle est.

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Le plan de Saint-Petersbourg vient de Gallica, là.

Livres utilisés

Bellet (Roger)Jules Vallès, Fayard (1995).

Vallès (Jules)Le Proscrit, Lettres à Arthur Arnould, Éditeurs français réunis (1950).

Delfau (Gérard), Jules Vallès L’exil à Londres 1871-1880, Bordas (1971).