On en parle moins, ou de façon plus diffuse. Pourtant le fort d’Issy joue un rôle au moins aussi important, dans l’histoire de la guerre de 1871, que la sortie « torrentielle » vers Versailles du 3 avril (dont il a été question dans au moins deux articles de ce site, ici et ).

Le fort d’Issy était, comme la forteresse du Mont-Valérien, un des seize forts « détachés » de l’enceinte qui complétaient les fortifications de Paris (qui a été évoquée dans un autre article).

Il était un obstacle sur la route des Versaillais vers Paris, d’une part, et il était susceptible de bombarder des assiégeants, d’autre part. Un de ses points faibles: il était situé moins haut (c’est d’altitude qu’il s’agit) que Meudon et Châtillon, d’où tiraient les batteries versaillaises.

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Le 25 avril, l’artillerie versaillaise commença à bombarder violemment ce fort. La parole, pour une fois, à un militaire versaillais:

Malgré tout, nos adversaires faisaient rage… Malgré cet acharnement et tant de dispositions comminatoires, nos artilleurs éteignaient Issy et le génie poussait activement ses cheminements vers le fort… Dans la nuit du 26 au 27, nos tranchées étant assez avancées pour ne plus permettre à l’ennemi de retours offensifs, on résolut de brusquer une attaque sur les Moulineaux.

Le fort était soutenu, en principe, par les forts voisins (Vanves, Montrouge) et la redoute du Moulin-Saquet.

Dans la nuit du 29 au 30 avril, à la suite d’un violent combat, les tranchées du fort furent prises par les Versaillais. Les fédérés qui défendaient le fort se sont donc retrouvés encerclés. Lissagaray, cette fois:

Le commandant Mégy se troubla, fit demander des renforts, ne reçut rien. La garnison s’émut et ces fédérés, qui supportaient si bien la pluie des obus, s’effrayèrent de quelques tirailleurs. Mégy tint conseil; l’évacuation fut décidée. […] Le gros de la garnison sortit. Quelques hommes comprirent autrement leur devoir et voulurent rester pour sauver l’honneur. Dans la journée, un officier versaillais les somma de se rendre dans un quart d’heure, sous peine d’être passés par les armes. Ils ne répondirent pas. Les Versaillais n’osèrent pas s’aventurer.

À cinq heures, Cluseret et La Cécilia arrivèrent à Issy avec quelques compagnies ramassées à la hâte. Elles se déployèrent en tirailleurs; à huit heures, les fédérés rentrèrent dans le fort. Sous la porte d’entrée un enfant, Dufour, auprès d’une brouette remplie de cartouches et de gargousses, était prêt à se faire sauter, croyant entraîner la voûte avec lui. Dans la soirée, Vermorel et Trinquet amenèrent d’autres renforts et les fédérés réoccupèrent toutes leurs positions.

On a vu, dans deux articles précédents, que cette histoire a joué un grand rôle dans le remplacement de la Commission exécutive par un Comité de Salut public.

Elle entraîna aussi l’arrestation de Cluseret et son remplacement le 1er mai, comme délégué à la Guerre, par Rossel.

Pendant ces ballets politiques, le fort continuait à être criblé par une grêle de projectiles. Envoyé sur place, Eudes a appelé à l’aide. Dombrowski, Wroblewski et Rossel réussirent à améliorer la position.

La position est maintenant parfaitement tenable

dit Rossel à la Commune le 4 mai.

Mais…

Le Comité de Salut public intervint dans les opérations militaires, donnant des ordres catastrophiques (signés par Pyat). Pyat et Rossel se gourmèrent, comme dit Lissagaray, pendant que, dit-il toujours:

Versailles triomphait du massacre du Moulin-Saquet, M. Thiers annonçait cet « élégant coup de main » — écrivit un de ces officiers — dans une dépêche facétieuse où il disait que « on avait tué deux cents hommes, les autres s’enfuyant aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter, que telle était la victoire que la Commune pourrait annoncer dans ses bulletins. » Les prisonniers amenés à Versailles furent accueillis par cette tourbe qui accourait à tous les convois couvrir de coups et de crachats les défenseurs de Paris. Tout juste assez brave pour écouter les canons qui bombardaient Issy.

Et Issy, à cette date (nous sommes le 3 mai),

Ce n’était plus un fort, à peine une position forte, un fouillis de terre et de moellons fouetté par les obus. Les casemates défoncées laissaient voir la campagne; les poudrières se découvraient; la moitié du bastion 3 était dans le fossé; on pouvait monter à la brèche en voiture. Une dizaine de pièces au plus répondaient à l’averse des soixante bouches à feu versaillaises; la fusillade des tranchées ennemies, visant les embrasures, tuait presque tous les artilleurs. Le 3, les Versaillais renouvelèrent leur sommation, ils reçurent le mot de Cambronne. Le chef d’état major laissé par Eudes avait filé. Le fort resta aux mains vaillantes de deux hommes de cœur, l’ingénieur Rist et Julien, commandant du 141e bataillon — XIe arrondissement. À eux, et aux fédérés qu’ils surent retenir, revient l’honneur de cette défense extraordinaire.

Le 8 mai, ils n’avaient plus de vivres, presque plus de munitions, il fallut évacuer. Toujours suivant Lissagaray:

Tout homme qui apparaissait aux pièces était mort. Sur le soir, les officiers se réunirent et reconnurent qu’on ne pouvait tenir; leurs hommes chassés de tout côtés par les obus se massaient sous la voûte d’entrée; un obus du Moulin-de-Pierre tomba au milieu et en tua seize. Rist, Julien et plusieurs qui voulaient, malgré tout, s’obstiner dans ces débris, furent forcés de céder. Vers sept heures, l’évacuation commença. Le commandant Lisbonne, d’une grande bravoure, protégea la retraite qui se fit au milieu des balles.

Le 9 mai, Rossel apprit l’évacuation.

Il ne voulut rien écouter, sauta sur sa plume, écrivit: « Le drapeau tricolore flotte sur le fort d’Issy, abandonné hier par sa garnison »; et sans avertir la Commune ou le Comité de Salut public, il donna ordre d’afficher ces deux lignes à dix mille exemplaires […].

Il écrivit ensuite sa lettre de démission.

La séance de la Commune du 9 mai est consacrée à la reddition du fort et à la démission de Rossel. Le ton monte.

Ne pouvant croire à la véracité de l’affiche de Rossel, on avait fait afficher:

Il est faux que le drapeau tricolore flotte sur le fort d’Issy.

Les Versaillais ne l’occupent pas et ne l’occuperont pas.

La Commune vient de prendre les mesures énergiques que comporte la situation.

Hôtel de Ville, 9 mai, 8 heures du soir

La plus grande partie de la séance se tient en comité secret.

Une suspension de séance vit la « minorité » seule dans une salle tandis que la « majorité » complotait une liste dans la salle voisine.

Un membre de la minorité demanda qu’on en finît avec ces divisions indignes. Un romantique [Chalain] répondit en demandant l’arrestation de la « minorité factieuse » et le président Pyat ouvrait sa poche à fiel quand Malon: « Taisez-vous! Vous êtes le mauvais génie de cette Révolution. Ne continuez pas à répandre vos soupçons venimeux, à attiser la discorde. C’est votre influence qui perd la Commune. » Et Arnold, l’un des fondateurs du Comité central: « Ce sont encore ces gens de 48 qui perdront la Révolution! »

Mais il était trop tard pour engager la lutte et la minorité allait expier son doctrinarisme et sa maladresse. La liste de la majorité passa tout entière: Ranvier, Arnaud, Gambon, Delescluze, Eudes.

Delescluze était le nouveau « délégué à la Guerre ». Il serait ainsi un rare (le seul?) ministre de la guerre à mourir à la guerre…

*

L’image de « couverture » est extraite d’un plan de 1849 que l’on trouvera sur Gallica en cliquant ici. L’autre image vient d’un plan de 1844, toujours sur Gallica mais là.

J’ai utilisé les livres ci-dessous, mais aussi un très beau site consacré au fort d’Issy, là (à la date de cet article!). Les procès-verbaux de la Commune sont complétés par des informations fournies par Lanjalley et Corriez.

Livres cités

Anonyme, Guerre des communeux de Paris, par un officier supérieur de l’armée de Versailles [qui s’appelait Eugène Hennebert], Firmin Didot (1871).

Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel)Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Lanjalley (Paul) et Corriez (Paul), Histoire de la Révolution du 18 mars, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.