Voici, dans son intégralité, le premier article du premier numéro de La Rue. Tout ce qui est en bleu m’est dû.
La Rue
Celle qui mène au boulevard et celle qui aboutit au faubourg: la rue que tous traversent, pour aller à l’hospice ou au bal, au bureau ou à l’atelier, à la Bourse, à la Halle, au travail, au plaisir, à la Roquette, au cimetière! habitée par des chiffonniers et des millionnaires, bordée de monuments ou de masures, de casernes ou de chantiers, de boutiques ou d’échoppes: pleine d’odeurs, de bruits, pavée de hasards, où tous se rencontrent ou se retrouvent: asile des vagabonds, paradis des flâneurs, chemin des régiments!
Nous avons pris son nom pour pavillon afin de bien indiquer, du coup, qui nous sommes. Nous voulons être le journal pittoresque de la vie des rues et écrire simplement, au courant du flot qui passe, les mémoires du peuple.
La rue a, comme le salon, ses excentriques et ses héros.
Les excentriques de grand air sont ces fourvoyés de collège, qui, au sortir de leurs classes, se sont trouvés impuissants et inhabiles à gagner leur vie; le contre-sens de leur éducation, les hasards de l’histoire, les crimes de la fatalité les ont jetés, éperdus, affamés, dans des aventures dont le récit vous fera sangloter et rire. J’y reviens souvent, mais l’histoire y reviendra aussi; ils représentent toutes les hésitations, et les malheurs d’une société détraquée.
Les autres sont des célébrités de carrefour, à tête ou dos de monstres, saltimbanques, chanteurs, aveugles, qui amusent et apitoient la foule, — plus heureux que les bacheliers, ceux-là, mais tristes encore!
Nous allons les tirer les uns et les autres de l’ombre, les traîner hideux ou désespérés à la face du ciel, puis nous dirons à Dieu: « Voilà ton image! » à l’homme: « Voilà ton frère! »
Vous le voyez, nous faisons fête à la misère: Avancez, les lamentables! Nous écrivons l’histoire de la souffrance, mais nous écrirons aussi celle du travail. Ce que les autres font pour les oisifs célèbres, nous allons le faire pour les artisans inconnus: rôdant, non plus dans les coulisses, les alcôves, mais dans le chantier ou la fabrique, devant la casse ou l’établi, nous raconterons les petits mystères des métiers, quels sont ceux qui les honorent, typographes ou ébénistes, peintres en bâtiments, scieurs de long, entrepreneurs de bâtisses…
Toute cette vie de lutte sourde, de travail obscur, de misère bizarre, sera décrite dans ses détails précis, sous ses aspects curieux, gracieux, terribles, avec des couleurs chaudes et vives. Nous voulons que vous ayez les yeux et le cœur saisis.
Mais comme nous nous appelons la Rue, et non pas le Faubourg, ni la Cour des Miracles, nous ne vous enchaînerons point à ces tristesses: nous voulons peindre de la rue les comédies joyeuses aussi bien que les drames tristes, les coins heureux comme les coins sombres, et nous irons, les soirs d’été, du côté des insouciantes et des heureux. Nous regarderons, aux vitres de Samper [16, rue de la Paix, une bijouterie de luxe], le diamant flamber dans l’écrin, et à la vitrine de Cadart et Luquet [rue de Richelieu, éditeurs de la Société des aquafortistes], Diaz [Narcisse Diaz de la Peña, un peintre] luire comme un rayon de soleil. La dentelle après la guenille; plus d’odeur de boue, des parfums d’iris; après avoir épongé la sueur et le sang au flanc des travailleurs ou des blessés, il nous arrivera d’essuyer, avec la barbe de notre plume, le carmin sur les lèvres des filles.
Nous n’oublierons rien et nous appelons à nous tout le monde. Nous comptons sur tous et sur toutes. Hommes de salon et gens de peu, flâneurs de Paris, exilés de province, femmes rêveuses, marchands robustes, légitimistes, philippistes, impérialistes, républicains, vous saurez écrire pour nous! Nous vous demandons simplement que vous nous contiez ce que vous avez vu et senti, ici ou là, sous cet arbre ou ce drapeau. Il suffit que l’émotion ait gravé un paysage dans vos yeux, un souvenir dans votre cœur: paysage des rues ou des bois, avec des odeurs d’égout ou d’étable; souvenir de collège ou de caserne, du boulevard ou de la banlieue; impressions d’amour ou de bureau, de misère ou de joie! et vous ferez rêver, sourire ou pleurer les autres, en redisant ce qui vous fit pleurer, rêver et sourire. Toutes ces vibrations d’âme donneront la note vraie, ironique et attendrie du temps.
Nous aimons la vie, et nous la rechercherons et la mettrons partout.
Ces monuments accroupis au bord des quais ou sur les places, qui ne disent rien, nous les ferons parler, nous essayerons aussi de leur donner une âme. Nous suivrons, à l’hôpital, le chirurgien jusqu’au lit du malade, la sœur jusqu’à la chapelle, l’interne jusqu’à l’amphithéâtre. Dans les prisons, nous demanderons au gardien des confidences, aux condamnés des révélations; nous calquerons des faces de voleurs et de criminels. Si nous allons aux Invalides, nous grisotterons dans un coin le petit tambour au shako crâne, nous saoûlerons un nez gelé, et nous paierons ce qu’il lui plaira à la Tête-de-Bois — tâchant toujours d’être guidé dans le voyage par l’actualité, joyeuse ou triste. Si la Rue eût existé, elle eût raconté la Roquette, le jour où l’on guillotina Lemaire [Charles Lemaire, exécuté peu de temps avant, le 8 mars 1867], et pleuré la grande allée du Luxembourg, dans la semaine où on le décapita [il s’agit de la suppression de la Pépinière du Luxembourg lors du percement de la rue Auguste-Comte en 1865].
C’est donc Paris, Paris misérable et glorieux, Paris dans sa grandeur et son horreur, que la Rue va mouler, mouler vivant, mordant dans la peau, le plâtre, dans la pierre, la chair.
Le provincial ou l’étranger pourra rôder avec nous à travers la ville, sûr d’avance d’avoir sa curiosité satisfaite et son émotion avivée. Nous lui apprendrons ce Paris, sa vie, ses mœurs, à coups d’anecdotes et de sensations. Il l’emportera tout frissonnant dans sa valise, quand il partira, et chaque semaine ensuite, s’il le veut, il recevra au fond de sa province, ou au-delà des mers, des nouvelles de ce grand corps fiévreux.
Car nous compterons aussi les pulsations de son pouls et les battements de son cœur. Nous voulons peindre tout entière une époque, la plus étrange peut-être de l’histoire, et nous devons faire entendre, aussi bien que la complainte des pauvres ou le chant du travail, le cri de nos passions.
Nous aurons donc, avec l’exactitude du Guide, l’à-propos et le hardi du pamphlet. Nous sonnerons l’attaque et donnerons l’assaut contre toutes les forteresses, instituts, académies, du haut desquels on fusille quiconque veut avoir l’esprit libre; Gavroche battra la charge sur le Pont-des-Arts, Giboyer [allusion à Les Fils de Giboyer, comédie anticléricale d’Émile Augier, 1862] clouera aux portes de la Sorbonne son gant crevé, et nous raccolerons des poêles à frire pour aller donner charivari à M. Auber [le compositeur Auber était le directeur du Conservatoire] sous les fenêtres du Conservatoire.
Nous crierons « Silence aux ganaches » et peut-être bien « À bas les morts! » Nous attaquerons toutes les aristocraties, même celles de la vieillesse et du génie, et nous peindrons tels qu’ils sont les grands comme les petits, les respectés comme les misérables.
Jules Vallès
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Le (rare) paysage urbain de Paul Cézanne utilisé comme couverture représente la rue des Saules à Montmartre. Il est strictement contemporain de La Rue. Je l’ai trouvé sur le site de la Société Cézanne. Comme les photographies de cette époque — et contrairement au journal La Rue — il ne contient pas d’être vivant.
L’hebdomadaire La Rue, dont j’ai déjà parlé ici ou là, se trouve, intégralement sur Gallica et, avec le détail de ses sommaires, sur le site archivesautonomies.org. Pour voir le numéro du 1er juin dans son intégralité, cliquer ici.