Avant de répéter ce que j’ai lu ou entendu dire,

je raconte ce que j’ai vu.

Élie Reclus, La Commune de Paris au jour le jour

 

Il y a quelque temps, j’ai reçu un message d’un lecteur de ce blog. Il avait entendu dire que l’existence de barricades de femmes lors de la semaine sanglante serait « une pure légende ». Et il me demandait si j’avais des sources solides sur cette question.

Plusieurs historiens ayant pignon sur rue sont intervenus, en effet, pour prouver, avec un certain acharnement, que ces barricades n’avaient pas existé.

Je commence par préciser que je ne dispose d’aucune source que n’ont pas les historiens.

Puis je me pose quelques questions.

D’abord, qu’est-ce qu’une légende? — Un récit à caractère merveilleux, où les faits historiques sont transformés par l’imagination populaire ou l’invention poétique, dit le Larousse.

Des légendes, sur la Commune, il y en a beaucoup. Par exemple, « la Commune a liquidé les Monts-de-piété » est une pure légende, « la Commune a amorcé le principe à travail égal, salaire égal » en est une autre, que j’ai lue avec stupéfaction sur des panneaux bien officiels il y a quelques mois — seule l’égalité des salaires pour les instituteurs et institutrices a été envisagée, sans pouvoir être mise en application… et d’ailleurs, y avait-il d’autres « travaux égaux » en ce temps-là? Je vous laisse feuilleter la catégorie « Histoire en creux » de ce site pour en découvrir quelques autres.

Cette histoire de barricade tenue par des femmes pourrait très bien en être une. Mais revenons à la définition. La transformation dont il est question demande un peu de temps, n’est-ce pas? Une légende met assez longtemps à se créer.

Qu’est-ce qu’une source solide? Ah, que voilà une difficile question!

Une question plus simple, et à la portée de tou•te•s, pourrait être: quand et comment cette barricade apparaît-elle pour la première fois?

Eh bien voici:

La nuit et la journée du 23 mai

Montmartre et Batignolles

La butte Montmartre n’est pas restée inactive cette nuit. […]

Les deux quartiers de Batignolles et de Montmartre sont formidablement défendus. […]

Vermorel et Lefrançais sont au milieu des bataillons fédérés.

Un peu plus loin, je rencontre La Cécilia, puis Cluseret. […]

Je ne puis détailler ici chaque barricade.

Il y en a à tous les coins de rue, mais il y en a une qui mérite une mention particulière.

Elle s’élève sur la place Blanche.

Elle est parfaitement construite et défendue par un bataillon de femmes, cent vingt environ.

Au moment où j’arrive, une forme noire se détache de l’enfoncement d’une porte cochère.

C’est une jeune fille, avec un bonnet phrygien sur l’oreille, le chassepot à la main, la cartouchière aux reins.

— Halte là, citoyen; on ne passe pas.

Je m’arrête, étonné, j’exhibe mon laissez passer, et la citoyenne me permet d’arriver jusqu’au pied de la redoute. […]

Comment je suis sûre que c’est la première mention de cette barricade? Eh bien, c’est très simple: ce texte est extrait d’un article paru… le 24 mai 1871 dans un quotidien parisien. Difficile d’imaginer plus court: la scène se passe dans la nuit du 22 au 23 mai.

La cause est entendue: la barricade tenue par cent vingt femmes n’est pas une pure légende… puisqu’il en existe une mention immédiate: l’auteur de l’article n’a rien eu le temps de lire ou d’entendre dire, il dit ce qu’il a vu.

Il reste que l’on est en droit se demander si la source est solide.

Et d’ailleurs, quelle est cette source?

L’article est paru dans le tout dernier numéro du Journal Officiel (une « source » disponible en ligne), celui qui a été imprimé à Belleville. Il n’est pas signé — ce qui est courant dans ce journal. Il est écrit à la première personne du singulier — ce qui est extrêmement rare dans ce journal (c’est peut-être même la seule fois) et laisse à penser que l’auteur n’est pas de la rédaction du JO — et d’ailleurs, qu’est-ce que la rédaction du JO, ce 23 mai 1871?

J’ai pensé à Lissagaray, parce qu’il reproduit le passage dans son tout premier livre, Les Huit Journées de Mai, dès 1871, le « je » devenant un « nous » (qui hésite entre le nous pluriel et le nous singulier):

Ce n’est plus la citoyenne de l’ancienne barricade, qui servait les munitions et pansait les blessés; elle la construit maintenant de ses bras et de ses ongles, puis elle la défendra. Dans cette nuit, place Blanche, une barricade est élevée. À minuit, devant nous, une forme noire se détache de l’enfoncement d’une porte cochère: c’est une jeune fillele chassepot à la main, la cartouchière aux reins. « Halte là, citoyen; on ne passe pas. » Nous nous arrêtons, étonnés, nous exhibons notre laissez-passer et la citoyenne nous permet de traverser la barricade, construite et gardée par 120 femmes environ.

Dans l’Histoire de la Commue de 1871, il reprend bien sûr cette rencontre, mais en l’attribuant à Maroteau (dans une note de bas de page dans l’édition de 1876, dans le texte dans la deuxième édition):

Place Blanche, écrivait Maroteau dans le Salut public du lendemain, il y a une barricade parfaitement construite et défendue par un bataillon de femmes, cent vingt environ. Au moment où j’arrive, une forme noire se détache de l’enfoncement d’une porte cochère. C’est une jeune fille, avec un bonnet phrygien sur l’oreille, le chassepot à la main, la cartouchière aux reins. « Halte là, citoyen; on ne passe pas. » Je m’arrête, étonné, j’exhibe mon laissez passer, et la citoyenne me permet d’arriver jusqu’au pied de la barricade.

Il reste à aller lire le Salut public, c’est-à-dire, à l’heure actuelle, à passer par un lecteur de microfilms de la BnF. Mais voilà, j’y suis retournée et je confirme que ce journal ne contient aucun article rendant compte du combat après l’entrée des Versaillais dans Paris. Le dernier numéro du journal, daté du 23 mai, n’est qu’une affiche appelant à la lutte — recto simple. Par contre, la lecture des sept malheureux numéros du Salut public montre que, en mai, Maroteau parcourait Paris en vrai reporter…

Mais voyons comment un historien « sérieux », « officiel », ayant pignon sur rue, Robert Tombs, traite la question:

Cet épisode est issu des narrations romancées faites par Lissagaray de la Semaine sanglante, il s’est appuyé sur l’article d’un journal de la Commune, bien que ces deux versions diffèrent sensiblement.

Il ne dit pas de quel article, ni même de quel journal il s’agit, peut-être parce qu’il ne l’a pas lu: comme on vient de le voir, Lissagaray reprend l’article en question mot pour mot, de sorte qu’il est difficile d’affirmer que les versions diffèrent sensiblement: elles sont identiques! Et bien entendu, il ne considère pas Les Huit journées de mai, qui ne figure pas dans la liste de références bibliographiques de son livre — Le Salut public… et le Journal Officiel ne figurent d’ailleurs dans cette liste ni l’un ni l’autre (mais il utilise un recueil d’articles du JO qui reproduit l’article cité ici).

Il appelle à sa rescousse Alain Dalotel, auteur d’un article sérieux (et d’ailleurs disponible en ligne), qui s’interroge sur le nombre de 120 barricadières place Blanche, sur une autre barricade place Pigalle, sur le temps que la barricade de la place Blanche a pu résister, sur la présence ou non de telle ou telle figure de la Commune sur ladite barricade, sur le rôle joué par l’Union des femmes dans sa constitution — et sur quelques variations du texte de Lissagaray sur ces questions… Un article très intéressant… mais qui ne dit pas, qui ne prouve pas qu’il n’y a pas eu une barricade tenue par des femmes la nuit du 22 au 23 mai place Blanche.

J’accepte très volontiers que le nombre de femmes sur la barricade, l’identité de ces femmes, la durée de leur défense, et même leur destinée après que la barricade eut été prise, nous seront sans doute toujours inconnus.

Mais je n’accepte pas la négation d’un témoignage comme celui de l’article du JO.

Les fluctuations je/nous/Maroteau de Lissagaray indiquent peut-être que Lissagaray, ayant cité l’article du JO dans son premier livre, a appris ensuite que Maroteau en était l’auteur (et pourquoi pas? il parcourt Paris, passe par là, mais n’a pas les moyens de publier un article dans Le Salut public, qui s’arrête, il le donne à quelqu’un qui le met dans le dernier JO?). Pure spéculation ici.

Je me permets, plus solidement, d’ajouter au témoignage du journaliste un autre témoignage d’un autre journaliste. Celui-ci écrit dans Le Rappel, et son article paraît, lui aussi, dans le dernier numéro de ce quotidien, qui est, lui, daté du 23 mai, dans un ensemble intitulé « La Journée ». Voici les informations consacrées aux quartiers de « Batignolles-Montmartre »:

C’est à Batignolles que le général Dombrowski a transporté son quartier général.

Une formidable barricade garde l’entrée de la grande rue des Batignolles.

Nous voyons défiler devant la mairie une compagnie composée uniquement de citoyennes, presque toutes armées de fusils, et d’une allure tout à fait martiale et résolue.

Montmartre est relativement calme […]

Je vous laisse lire la suite dans le journal. Profitez-en pour lire aussi l’article de Paul Meurice, sur la même page — et ne vous énervez pas parce qu’il dit qu’il est contre l’Assemblée, mais pas pour la Commune: en ce moment critique, il dit surtout qu’il est pour Paris.

Là non plus, il n’y a aucune raison de penser qu’un journaliste qui écrit sur l’instant ce qu’il voit répète une légende. Retenons donc qu’il y avait dans les parages une compagnie de femmes. Peut-être la même que celle que vit, le même jour, Sutter-Laumann — mais son livre paraît vingt ans après:

Rue de l’Abbaye [des Abbesses] au coin du café Sergent, je vois passer une bande de femmes, le fusil sur l’épaule, la cartouchière aux flancs, la jupe relevée. Elles crient: « Vive la Commune! » Une d’elles tient un drapeau rouge qu’elle brandit fébrilement. Ces femmes, au nombre d’une vingtaine, sont commandées par une fort belle fille, brune, aux cheveux bouclés. Elle est grande, svelte, bien tournée, et porte gaillardement sur l’oreille un feutre tyrolien orné d’une longue plume de coq et d’une cocarde écarlate. La troupe se dirige vers la rue Lepic. […] On se bat en bas de la rue Lepic. M’y voici. […] Les femmes que j’ai rencontrées tout à l’heure sont là aussi.

Et, qui sait, peut-être une relation entre la compagnie et la barricade, que l’on pourrait déduire d’un passage de Louise Michel:

Drapeau rouge en tête, les femmes étaient passées: elles avaient leur barricade place Blanche.

Mais peut-être sommes-nous déjà, dans ce livre, dans la légende.

Ce qu’il reste de tout ceci?

Eh bien oui, il y a eu place Blanche une barricade tenue par des femmes. Et il y a eu au moins une compagnie de femmes armées qui se sont battues pendant la semaine sanglante.

Et arrêtons ce révisionnisme!

Comme s’il y avait une honte à affirmer que des femmes se sont battues pour la Commune. Comme s’il y avait une honte à croire ce que les témoins immédiats ont raconté, sur le champ.

À la fin de la semaine sanglante, Élie Reclus a vu deux filets de sang dans la Seine:

Des deux côtés de la Seine, un filet rouge coule le long des berges…

Impossible, disent les graves historiens d’aujourd’hui.

On a ajouté les corps trouvés ici et ceux ensevelis là, on a trouvé trente mille morts, les assassins eux-mêmes en avaient avoué dix-sept mille (Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars). Impossible, disent des historiens, les mêmes ou d’autres.

Je ne comprends pas cet acharnement.

Je suis bien d’accord que l’histoire de la Commune ne peut pas se limiter à son martyrologe, mais il n’y a aucune honte à dire qu’il y a bien eu des massacres!

*

Il y a, au musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, une image (gouache et encre brune sur papier) intitulée: « Une barricade de femmes au faubourg Rochechouard » (sic), dont Madame Lucile Chastre a eu la gentillesse de m’envoyer une image, et que voici.

Elle est due à Dupendant et datée (par le musée) de 1871.

L’image que j’ai utilisée pour la couverture de cet article vient du musée Carnavalet, vous la trouverez en cliquant ici. Elle appartient à un ensemble « Prise de Paris » que ce musée a acquis en 1911. On lit le nom de l’éditeur, en bas à gauche, Deforet & César, rue Neuve-des-Petits-Champs, 64, le nom de l’imprimeur Barousse, en bas à droite, un monogramme (peut-être AC ou CA) sur l’estampe — et ni nom d’auteur, ni date. Le côté « image d’Épinal » de cette image semble la mettre du côté de la légende. L’absence d’auteur et de date confirment! Mais… le fait qu’une image « d’Épinal » représente un événement ne fait pas de cet événement une légende!

[Ajouté le 2 novembre 2017. Claudine Rey (auteure du petit Dictionnaire des femmes), de l’association des Amis de la Commune, qui s’apprête à utiliser cette image dans son bulletin, me signale que cette illustration de couverture est de Moloch. Elle est signée des deux initiales de son nom. H.C = Hector Colomb. Merci à Claudine et à l’association!]

Merci à Jean-Pierre Theurier pour les questions qu’il m’a posées et pour ses commentaires amicaux sur une version préliminaire de cet article.

Tous mes chaleureux remerciements à Madame Lucile Chastre pour l’image et pour ses commentaires.

Note. Dans mon livre, La Semaine sanglante, légendes et comptes, Libertalia, 2021, j’ai affiné et amélioré les données présentées ici. Ajouté le 12 février 2021.

Livres utilisés ou cités

Reclus (Élie)La Commune au jour le jour, Schleicher frères (1908).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Les huit journées de mai derrière les barricades, Bureau du Petit Journal, Bruxelles (1871), — Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876), — Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Tombs (Robert), Paris, bivouac des révolutions La Commune de 1871, Libertalia (2014).

Dalotel (Alain), La barricade des femmes, in La Barricade (Alain Corbin, Jean-Marie Mayeur, éditeurs), Publications de la Sorbonne (1995).

Sutter-Laumann, Histoire d’un trente sous 1870-1871, Albert Savine (1891).

Michel (Louise)La Commune, Stock (1898).

Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, Versailles, Cerf (1872).