Voici un acte de décès assez anodin:

Du vingt six mai, mil huit cent soixante onze, à Midi, Acte de décès de Eugène Jean André, décédé avant-hier, à une heure du soir, à Paris, en son domicile, rue du Cardinal Lemoine, N°25, âgé de quarante ans, professeur, fils de Jean Louis André âgé de soixante quatre ans et de Claudine Desserteaux son épouse. Sans autres renseignements. Le décès dûment constaté sur la déclaration de Henri Sarcy âgé de trente huit ans, serrurier demeurant rue Royer Collard, N°15, et de René Pindat, âgé de quarante huit ans, fruitier, demeurant même maison, qui ont signé avec Nous, Maire du Cinquième arrondissement après lecture faite.

Il est signé, Pindat, Sarcy Henri, et A. Thomas.

Ce professeur de quarante ans mort à son domicile était un mathématicien. Voici de brèves indications biographiques, dont je citerai la source plus bas.

Eugène André était un mathématicien du plus grand mérite. D’abord maître adjoint à l’École normale de Melun (1851), puis professeur à l’école Turgot et à l’Association polytechnique, il est l’auteur d’ouvrages d’arithmétique devenus classiques et destinés à l’enseignement secondaire ; il a laissé également des tables de logarithmes, véritable œuvre de bénédictin.

En effet, si la Bibliothèque nationale de France ne semble pas posséder ses tables de logarithmes, elle possède ses livres d’arithmétique. La preuve:

Ces éditions de 1874, disponibles sur Gallica, ici et ,  ont été suivies de rééditions, jusqu’en 1889 (si j’en crois le même catalogue). En 1874, nous l’avons vu, l’auteur était mort, et c’est un de ses collègues, M. Fitremann, qui s’est occupé de cette édition, qui était la troisième, comme l’annonce l’éditeur au début d’un des livres.

Mais que fait donc Eugène André, professeur de mathématiques, sur ce site? Mort pendant la Semaine sanglante, certes, mais, dit son acte de décès, mort à son domicile?

C’est qu’Eugène André avait des opinions politiques. Retour aux notes biographiques:

Il détestait l’empire, et fut condamné pour le complot de l’Opéra-Comique. Après le 18 mars, il refusa la direction de l’enseignement primaire à l’Hôtel-de-Ville et consentit seulement à diriger une école communale. Il était, sous le premier siège, dans un bataillon de marche : pendant la Commune, il ne fît aucun service.

Le voici dans le Journal Officiel du 29 avril:

Considérant qu’il est nécessaire d’organiser, dans le plus bref délai, l’enseignement primaire et professionnel sur un modèle uniforme dans les divers arrondissements de Paris;

Considérant qu’il est urgent de hâter partout où elle n’est pas encore effectuée la transformation de l’enseignement religieux en enseignement laïque;

Afin d’aider dans ce travail la commission de l’enseignement,

Le délégué de la Commune à l’enseignement

ARRÊTE

1° Une commission est instituée sous le nom de commission de l’organisation de l’enseignement;

2° Elle est composée des citoyens André, Dacosta, Manier, Rama, Sanglier.

Paris, le 28 avril 1871.

E. VAILLANT

Et le revoici, une semaine plus tard, le 7 mai, toujours dans le JO.

Enseignement professionnel

Une première école professionnelle sera prochainement ouverte dans le local précédemment occupé par les jésuites, rue Lhomond, 18, Ve arrondissement.

Les enfants âgés d’environ douze ans et au-dessus, quel que soit l’arrondissement qu’ils habitent, y seront admis pour compléter l’instruction qu’ils ont reçue dans les écoles primaires, et pour y faire en même temps l’apprentissage d’une profession.

Les parents sont donc priés de faire inscrire leurs enfants à la mairie du Panthéon (Ve arrondissement), en désignant le métier que chacun de ces enfants désire apprendre.

Les ouvriers au-dessus de quarante ans qui voudraient se présenter comme maîtres d’apprentissage devront aussi se faire inscrire dans cette mairie, en indiquant leur profession.

Nous faisons appel, en même temps, aux professeurs de langues vivantes, de sciences, de dessin et d’histoire, qui désirent nous prêter leur concours pour cet enseignement nouveau.

Paris, le 6 mai 1871.

Les membres de la commission pour l’organisation de l’enseignement,

EUG. ANDRÉ, E. DACOSTA, J. MANIER, RAMA, E. SANGLIER

Approuvé par le délégué à l’enseignement,

ED. VAILLANT.

Trois semaines après. La commission a bien travaillé. (Elle n’est pas la seule: entre temps, une école professionnelles pour jeunes filles a ouvert rue Dupuytren — mais nous parlons ici des garçons.)

Les jeunes gens inscrits déjà pour l’école professionnelle de la rue Lhomond sont invités à s’y présenter tous les jours, à partir de lundi 22 mai courant.

Le même avis s’adresse aux jeunes gens non encore inscrits à l’école et qui voudraient s’y faire inscrire.

Les ouvriers qui voudraient être maîtres d’apprentissage dans l’école sont invités à adresser leurs demandes à la délégation du travail et de l’échange, section des chambres syndicales.

La commission de l’organisation de l’enseignement,

ANDRÉ, DACOSTA, RAMA, SANGLIER

Vu et approuvé:

Le membre de la Commune délégué à l’enseignement,

ÉDOUARD VAILLANT

Ceci est paru dans le Journal Officiel, celui du 22 mai, justement. Peut-être les jeunes gens se sont-ils rendus à l’école ce lundi matin, le 22 mai. Mais les Versaillais étaient entrés dans Paris et le cinquième arrondissement était pris dès le 24 mai… Quand on vous dit que les communards n’ont pas eu le temps…

Et d’ailleurs…

Voici les Versaillais dans le cinquième, dans le quartier d’Eugène André, suite des notes biographiques.

Une fois le quartier pris, des soldats se présentèrent chez lui, rue du Cardinal-Lemoine, 26. On l’avait engagé à se cacher. Il avait refusé. Quand les soldats arrivèrent, il était à table. On fouilla ses papiers : on ne trouva rien. On l’emmena. Il partit après avoir promis à sa mère de donner de ses nouvelles aussitôt qu’il le pourrait. Dans la rue, l’officier dit à un chef qu’on n’avait rien trouvé chez lui. Réponse : « Fusillez-le tout de même. » L’ordre fut exécuté de suite. Son père et sa mère voyaient l’exécution de leur balcon. Il mourut en criant : « Vive la République ! »

Voilà donc ce que l’état civil appelle mourir « en son domicile ». Il n’y a pas à épiloguer sur 25 ou 26 rue du Cardinal-Lemoine… Il faut comprendre « mourir vu de son domicile ».

Toutes les citations sont dues à Camille Pelletan et viennent de son livre La Semaine de Mai, livre écrit en 1879. Il y a encore quelques phrases sur Eugène André.

Ces détails me sont fournis par plusieurs de ses amis, comme lui mathématiciens de mérite. Ajoutons que depuis longtemps le malheureux André versait de l’argent à une compagnie d’assurances sur la vie pour laisser quelque chose à sa famille après sa mort, la Compagnie refusa de payer.

Le père et la mère, restés dans le dénuement, sont morts depuis.

*

Le morceau de mon plan de Paris préféré que j’ai choisi comme couverture de cet article montre une grande partie du cinquième arrondissement, en particulier la rue du Cardinal-Lemoine, où Eugène André vivait (dans la portion entre la rue des Écoles et le boulevard Saint-Germain) et la rue Lhomond, où l’école professionnelle devait remplacer le collège Sainte-Geneviève (depuis les années 1930, d’autres bâtiments, en ces mêmes lieux sont occupés par des laboratoires de physique de l’École normale supérieure).

J’ai, comme toujours, utilisé l’état civil en ligne de la ville de Paris.

Livres cités

André (Eugène)Cours d’arithmétique… Première année  Arithmétique théorique et pratique, troisième édition, Delagrave (1874), — Leçons d’arithmétique…  Année préparatoire Arithmétique pratique, troisième édition, Delagrave (1874).

Pelletan (Camille)La Semaine de mai, Maurice Dreyfous (1880).