Une célèbre vache, dans une célèbre chanson de Paul Avenel:

Jadis, sous un roi despotique
Pour désigner un hérétique,
On s’écriait : c’est un Judas !
Il est de la vache à Colas, (bis)
Aujourd’hui, mes amis, pour dire
Qu’un français n’aime pas l’empire,
Nous avons un nouveau dicton :
Il est de la vache à Gambon. (bis)

Dont voici l’histoire.

Après les massacres de La Ricamarie et d’Aubin, Charles Ferdinand Gambon refusa d’acquitter ses impôts.

Je ne veux payer ni casse-têtes, ni chassepots ; je laisse pour le compte de votre maître, écrivait-il au percepteur, les provocations de Paris et le sang de La Ricamarie et d’Aubin. En payant, je deviendrais son complice ; je ne veux pas l’être davantage.

… ainsi qu’il l’écrivit dans le journal La Réforme le 10 septembre 1869. Quelques semaines plus tard, ses biens étaient saisis, ce que Flourens annonça dans un article de La Marseillaise datée du 20 décembre, qui était essentiellement la lettre d’un paysan:

Cher citoyen Gambon

Il faut que je vous dise que l’on vous a fait saisir vos deux vaches les plus belles, il y en a une qui a un veau; plus une armoire, une horloge, des tables, etc. On a placardé une affiche sur votre porte aujourd’hui pour faire savoir que vos meubles vont être vendus à Sancerre le 18 décembre, samedi, ce qui me surprend fort, car j’aurais cru qu’on aurait essayé de vendre cela ici, à Sury ou à Léré. Aussi, cher citoyen, je pense que vous avez écrit à vos amis de Sancerre pour les prier de mettre des affiches qui apprennent aux citoyens pour quel motif vous refusez de payer l’impôt.

J’ai fait les affiches que vous m’avez commandées, et je vais les faire mettre sur votre porte par Déri.

Au sujet des élections dernières de Paris [il s’agit des élections législatives de juin 1869, et de l’élection partielle au cours de laquelle Rochefort avait été élu, nous en reparlerons], je croyais que le peuple de Paris n’était pas si bête qu’il s’y est montré. Qu’il se plaigne d’être mangé, écorché par le despotisme, je ne le plaindrai point désormais, car je le vois beaucoup plus ignorant que moi.

Si j’avais été à sa place, j’aurais affirmé ma souveraineté mieux que lui, et je n’aurais pas voté pour Thiers, Glais-Bizoin, etc., etc.

Pour le moment, je ne vois pas d’autre moyen pour réussir, que de faire porter la parole à un député comme Raspail ou Rochefort pour affirmer ce que veut le peuple, sans s’occuper si ses collègues veulent comme lui ou non, et pour dire enfin au despotisme: Tu veux agir en tyran et faire massacrer les ouvriers, tu veux ruiner la France et lui faire des dettes pour plus qu’elle ne vaut, tu prends les travailleurs pour en faire des désœuvrés et les parricides de la nation, etc., etc. Eh bien, nous te refusons l’impôt, l’impôt d’argent comme l’impôt du sang, marche.

Pour cela il faudrait que ce ne soit pas quelques républicains qui refusent l’impôt, mais bien tous les hommes de cœur et toutes les villes ensemble. Par ce moyen le gouvernement ne pourrait saisir tous les citoyens. De plus, nous dirions au paysan stupide: Tu ne veux pas faire comme nous, tu veux payer l’impôt et fournir tes fils pour tuer les ouvriers, tes frères; eh bien paie donc tout seul, nous te laisserons toutes les dettes de l’État sur le dos.

Il faudrait faire afficher cela par les républicains dans toutes les villes et même tous les villages de France. Je crois que l’on ne pourrait réussir que par ce moyen.

Tout se porte bien chez vous en ce moment.

Je suis avec respect votre dévoué ami.

J.M.

Le 18 décembre, le citoyen Gambon était donc à Sancerre, d’où il pria Le Rappel d’insérer la lettre suivante:

Le 18 décembre 1869. — Samedi.

Cher ami,

Belle journée pour la démocratie! grand triomphe pour le droit! Je suis exécuté, il est vrai, dépouillé, mais fors l’honneur. À Sancerre, comme à Sury et Léré, pas un citoyen n’a voulu acheter mes meubles! pas un honnête homme n’a voulu se rendre complice et responsable d’une mauvaise action. Merci donc encore à mes concitoyens du Cher! Merci surtout pour notre cause. Mes meubles sont restés sous la halle! La vieille cité de la liberté religieuse a tenu à honneur de respecter la liberté politique.

Voici ce qui s’est passé: Le percepteur de Léré, voyant que personne ne voulait acheter mes meubles, fit saisir et enlever mes bestiaux, contrairement à la loi. Et ce qu’il est bon que tout le monde sache, pas un voiturier de mon canton n’a voulu, même à prix d’or, transporter mon mobilier à Sancerre; on a été obligé d’envoyer une voiture de la sous-préfecture pour enlever le bagage, — meubles et bestiaux, le tout escorté par la gendarmerie. — Véritable razzia africaine au milieu de la France!

Donc, à l’heure fixée, — heure de midi, — au grand étonnement de tous, j’étais sur la place du marché de Sancerre. Bientôt je vois arriver le cortège: je reconnais mes bestiaux, mes élèves, conduits par la police. Ite meæ, felix quondam pecus, ite capellaæ [Va, troupeau heureux]. Mon cœur d’agriculteur se gonfle et s’indigne, mais pas autant que celui de mon brave domestique et de sa petite fille, qui ont des larmes dans les yeux. Je m’avance. La foule s’attroupe et m’entoure; des amis du Cher et de la Nièvre me tendent la main.

— Ces bestiaux sont à vous, citoyen? me disent-ils; est-ce qu’ils sont à vendre?

— Non, citoyens, et je proteste contre la vente. Le gouvernement ni personne n’a le droit de s’en emparer. Je ne dois rien à qui opprime mon pays!

Un gendarme et quelques figures suspectes se rapprochent. Je demande un peu de silence et je continue:

— Citoyens, je suis venu au milieu de vous pour protester contre la spoliation, comme je proteste contre toute violation du droit. Nul n’a le droit d’exiger l’impôt pour maintenir la servitude. Je déclare que quiconque vend ou achète mes meubles commet un recel et se rend l‘ennemi du peuple, et le complice du maître.

Tous alors s’approchèrent… pour me serrer la main; je leur donnai un numéro du Rappel que j’avais en poche, et les Soldats de Félix Pyat. Cher et bon ami, que tu aurais été heureux d’être là! et combien tu dois être fier de tes compatriotes!

Comme j’avais fait opposition au jugement de Sancerre, nous attendîmes quelques instants. Enfin le percepteur, qui n’avait point vendu mes meubles, arriva avec ses recors et garnisaires. Il commença pour la forme une adjudication; pas un citoyen honnête ne mit d’enchère, et les agents de l’administration, receleurs de mes bestiaux, durent s’en rendre adjudicataires. Mes vaches avaient été enlevées et escortées par la gendarmerie; elles seront mangées par la gendarmerie, c’est trop juste. Mais à bientôt les vaches maigres!

J’étais exécuté, — exécuté non en gros comme il y a vingt ans, à la déportation, mais en détail, et seulement dans la personne de mes bêtes — la première fois par les juges de Louis Bonaparte, la seconde par les recors et la gendarmerie.

Maintenant je suis satisfait; — la démonstration que je voulais faire est faite et parfaite. J’ai dit à la France: — Veux-tu être souveraine? — Eh bien! vote librement et sans abaissement.

Veux-tu mettre de côté et d’un seul coup despotisme, parasitisme et chassepots, ne paie point, refuse l’impôt. Et, comme cela devait être, j’ai fait ce que j’avais dit, j’ai donné l’exemple. Quand on a eu l’insigne honneur de représenter le peuple, quand on a été élevé au rang le plus haut qu’un homme puisse ambitionner, on n’a qu’un droit de plus: celui d’éclairer la route et de marcher le premier.

C’est à la France à dire si elle veut, si elle doit suivre cet exemple.

Qu’elle le sache bien, il n’y a pas de force contre la raison, pas de droit contre le droit, pas de volonté contre la volonté du peuple.

F. GAMBON

On pourra suivre les détails de la suite des aventures de ces bestiaux, qui deviendront « la » vache la plus célèbre de l’histoire de France quand La Marseillaise lancera une souscription pour « la vache à Gambon », au tout début janvier. Mais nous pourrons suivre ceci dans ce journal en temps utile.

Deux mots peut-être sur Ferdinand Gambon, avant de fermer cet article:

  • né le 19 mars 1920 à Bourges dans une famille de grande tradition républicaine — du côté de son père. Très tôt orphelin, élevé par sa grand-mère maternelle — de la noblesse…
  • études, il est reçu avocat à l’âge de dix-neuf ans.
  • juge suppléant à Cosne-sur-Loire, il est suspendu en 1847 pour cause d’antiroyalisme — il refuse notamment de porter un toast à Louis-Philippe.
  • élu à l’assemblée constituante en 1848, il tente de négocier avec les insurgés de juin, d’une part, il s’oppose à la répression de l’autre;
  • il participe à la journée du 13 juin 1849 — manifestation contre la participation de l’armée française à la répression de la République de Rome, qui tourne à l’émeute, est réprimée et échoue lamentablement. Il est condamné à dix ans de déportation, qu’il passe à Belle-Île. (Ce à quoi il fait allusion dans sa lettre au Rappel.)

C’est de cette époque et de ce procès que date le portrait qui sert de couverture à cet article, que j’ai extrait d’un portrait collectif des accusés du procès du 13 juin 1849 (trouvé sur Gallica, là) que voici:

C’est aussi de cette époque que date le portrait qu’en fait Lefrançais dans ses Souvenirs:

Je ne connais personne qui soit aussi sympathique que lui.

Âgé d’environ trente ans, beau garçon, l’air simple et ouvert, toute sa personne respire l’honnêteté. Il n’a conservé du bourgeois paysan que la finesse malicieuse; il n’en a ni l’âpreté, ni la cupidité […]. Envoyé à la constituante, il y vota toutes les propositions ayant pour but  de consolider la République et de transformer la condition des travailleurs. Il protesta avec énergie contre la mise de Paris en état de siège et réclama avec insistance d’être envoyé en mission d’apaisement durant l’insurrection.

  • après les dix ans de déportation et l’histoire de la vache, il fut élu député de Paris, le 8 février 1871, il démissionna et fut élu à la Commune par le dixième arrondissement. Nous l’avons vu sur la barricade de la rue de la Fontaine-au-Roi, jusqu’au bout…
  • il réussit à gagner la Suisse, y continua le processus de « radicalisation » politique auquel nous venons d’assister.
  • de retour en France après l’amnistie, il fut député de la Nièvre.
  • il est mort en 1887.

Livres utilisés

Noël (Bernard)Dictionnaire de la Commune, Flammarion (1978).

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).