Cette série de quatre articles constitue une présentation de La Marseillaise, quotidien qui parut du 18 décembre 1869 au 24 juillet 1870, avec une interruption de quelques jours en février 1870 (toute la rédaction était en prison) et de deux mois, de mai à juillet (le journal était « suspendu »).

Dans les « aventures » de sa vie, Rochefort raconte la fondation de La Marseillaise en une phrase :

Afin d’être plus libre chez moi, j’avais fondé la Marseillaise, véritable journal de bachi-bouzoucks, où nous nous livrions quotidiennement à un dépiautage consciencieux de l’Empire et de tous ceux qui y touchaient.

C’est presque aussi rapide à vérifier, il ne mentionne jamais, par exemple, l’Internationale — le mot apparaît une unique fois dans le tome 2, accompagnant la signature de Malon lorsque tous deux démissionnent, ainsi que Ranc et Tridon, de l’Assemblée de Bordeaux, c’est en mars 1871 et n’a rien à voir avec La Marseillaise.

Voici, « au contraire », comment Eugène Varlin explique ce qu’est La Marseillaise, dans une lettre à Émile Aubry, secrétaire de la section de Rouen de l’Association internationale des travailleurs, datée du 25 décembre 1869. Cette lettre, extraordinairement clairvoyante, a été saisie par la police au cours d’une perquisition chez Aubry. Elle est reproduite parmi les pièces à charge dans le « troisième procès de l’Internationale », qui eut lieu en juin et juillet 1870.

Il est utile que je vous donne quelques explications sur la Marseillaise, afin que vous ne croyiez pas qu’il n’y a là qu’une machine de guerre contre l’empire. Depuis longtemps, le parti socialiste ressentait le besoin d’avoir un organe pour aider à la propagation de ses doctrines et pour les défendre contre toutes les attaques des journaux bourgeois de tous les partis, les seuls que nous ayons eus jusqu’alors. Déjà des démarches étaient faites pour arriver à créer un journal, lorsque les dernières élections sont venues faciliter l’œuvre en groupant tous les citoyens actifs du parti socialiste autour de Rochefort et en portant celui-ci au Corps législatif, malgré toutes les attaques, toutes les critiques, toutes les calomnies répandues sur lui par tous les journaux. Après cette élection, le besoin du journal se faisait sentir encore bien plus ; avec Rochefort à la Chambre, il fallait un journal dans le pays pour affermir et soutenir le socialisme révolutionnaire. C’est alors qu’a été conçue la Marseillaise.

[L’expression « le parti socialiste » désigne l’ensemble de ceux qui se pensent socialistes, c’est-à-dire veulent une révolution sociale.]

Pour faire un journal en France, surtout un journal quotidien qui puisse tenir tête chaque jour aux autres journaux, il faut beaucoup d’argent, et le parti socialiste, parmi tous les partis, se distingue par sa pauvreté. Avec ses propres ressources, il est évident qu’il n’aurait pas pu se créer un organe, mais avec Rochefort la difficulté se trouvait levée, non par sa fortune, il n’en a pas, mais par son nom.

Un journal fait par Rochefort est assuré du succès. En France la masse s’attache avant tout à ce qui brille, et comme l’assurance d’un succès donne confiance aux capitaux, Rochefort a pu trouver des prêteurs. La question financière se trouvant levée, le reste devenait plus facile.

Les socialistes les plus dévoués, et surtout les membres des sociétés ouvrières, se sont réunis en réunion privée et ont discuté les conditions dans lesquelles se faisait le journal. Millière, nommé directeur, est en même temps et surtout chargé de la ligne socialiste du journal.

Cette ligne est celle affirmée par la presque unanimité des délégués de l’Internationale au congrès de Bâle, c’est-à-dire le socialisme collectiviste, ou communisme non autoritaire.

Les fondateurs se proposent, non seulement de faire de la propagande, mais encore de rallier tout le parti socialiste européen, d’établir, par la voie du journal, des relations permanentes entre tous les groupes ; de préparer, en un mot, la révolution sociale européenne. Pour vous faire connaître plus complètement encore l’esprit des fondateurs, je dois vous dire que, dans nos réunions, nous avons été presque unanimes à reconnaître que nous n’étions pas prêts pour la révolution ; qu’il nous fallait encore un an, deux ans peut-être de propagande active par le journal, les réunions publiques et privées, et l’organisation de sociétés ouvrières, pour arriver à être maîtres de la situation et être assurés que la révolution ne nous échappera pas au profit des républicains non socialistes.

La partie politique n’est que l’accessoire, un journal devant être varié pour être lu ; la partie sociale est la seule importante pour nous. Il faut nous appliquer à la rendre intéressante et sérieuse, afin qu’elle prenne chaque jour plus d’extension dans le journal. Pour cela nous avons besoin du concours de tous nos amis, me disait Millière dans notre entrevue de ce matin.

La semaine prochaine, je commencerai, avec notre ami Malon, à donner quelques articles pour renforcer la rédaction socialiste, qui jusqu’alors ne se compose que de Millière, Verdure et Dereure, ex-délégué de la chambre syndicale des cordonniers au congrès de Bâle. Avec votre concours et celui des autres correspondants de l’Internationale, nous aurons dans la Marseillaise un organe sérieux, un puissant auxiliaire. Nous comptons sur vous.

[La signature de Varlin est apparue dans le premier numéro, daté du 19 décembre, au bas d’une des « Communications ouvrières ». Elle réapparaît au bas d’un véritable article dans le journal daté du 31 décembre. Celle de Malon viendra le lendemain.]

Maintenant, une petite recommandation : Les articles courts sont toujours les plus lus ; par conséquent, lorsque vous aurez beaucoup de faits à signaler, faites plutôt deux petites correspondances qu’une longue ; ça fera plus de variété, on donnera plus d’attrait au journal, et vous serez plus assuré d’être lu.

Quand aux abonnements, comme il est impossible qu’un travailleur puisse dépenser 54 francs par an pour son journal, vous pourrez recommander à vos amis de se grouper par cinq, dix ou davantage, afin de prendre des abonnements collectifs. Citez l’exemple de la Marmite, où, moyennant vingt centimes par semaine, nous pouvons lire six journaux quotidiens et plusieurs hebdomadaires.

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Pour une raison qui m’échappe, le compte rendu du IVe congrès de l’Association internationale des travailleurs n’est pas (aujourd’hui) disponible sur Gallica. J’ai déjà utilisé ce livre dans l’article sur La Ricamarie, Varlin le cite ici… Une fois n’est pas coutume, l’image vient d’une autre bibliothèque, celle de l’université de Gand, via… googleboooks.

Livres cités

Rochefort (Henri)Les Aventures de ma vie (tome 2), Dupont (1896).

Association internationale des TravailleursCompte rendu du IVe congrès international, tenu à Bâle en septembre 1869, Bruxelles, Imprimerie de Désiré Brismée (1869).

Troisième procès de l’Association internationale des travailleurs à Paris, Le Chevalier (1870).