Une façon originale d’empêcher un journal de paraître sans l’interdire: arrêter tous ses rédacteurs. Et c’est bien ce qui se passe: tous les journalistes de la Marseillaise sont arrêtés. Je renvoie donc aux articles d’Albiot (qui était l’envoyé du journal au Creuzot) et Pelletan (le futur auteur de « La Semaine de mai ») dans le Rappel daté du 10 février.
Mais je vous reproduis un article de Flourens, paru dans La Réforme, datée du 10 février, qui n’est pas disponible en ligne…
LA JOURNÉE DU 7 FÉVRIER
Rochefort et moi nous devions tenir ce soir-là une réunion à la salle de la Marseillaise, rue de Flandre, à la Villette.
J’arrivai à huit heures.
Je ne pouvais croire à l’arrestation de notre ami, de notre représentant, coupable d’une généreuse indignation contre un infâme assassinat.
J’annonçai aux citoyens, qui me firent l’honneur de me nommer président, que Rochefort allait venir.
Mais, à peine le premier orateur inscrit eut-il déclaré qu’il ne fallait point laisser incarcérer notre représentant, et s’étant attiré, par ces nobles paroles, un premier avertissement du commissaire de police, à peine avais-je eu le temps de refuser cet avertissement, qu’une immense clameur du dehors nous apprit qu’on avait osé attenter à la liberté de notre député !
Je déclarai aussitôt à l’assemblée que nous devions nous mettre en état de révolution, de résistance par les armes.
Je pris en effet les armes, et arrêtai le commissaire de police :
Il ne vous sera fait aucun mal, lui dis-je, à condition que vous ne chercherez ni à m’échapper, ni à faire frapper mes amis par vos agents.
Je sortis dans la rue tenant le commissaire. Il montra à la foule des agents son écharpe, et nous pûmes continuer notre chemin, en chantant la Marseillaise et le Chant du départ.
À Belleville ! criai-je à mes amis, groupe hélas trop peu nombreux, mais bien héroïque de jeunes gens ; une centaine d’abord, une soixantaine seulement à la fin, avec lesquels nous avons occupé pendant trois heures un faubourg de Paris.
Le commissaire de police me dit :
Êtes-vous toujours sûr, monsieur Flourens, de pouvoir me protéger efficacement ? Je tiens peu à la vie mais je serais bien malheureux de ne pas revoir ma femme et mes enfants.
Je lui promis de le mettre en sûreté :
Ce n’est pas nous qui massacrons les gens désarmés, lui dis-je, ce sont vos agents.
Mais au bas du faubourg du Temple, en face du canal, nous fîmes arrêter un omnibus. Bientôt deux omnibus et quelques voitures commencèrent une ébauche de barricade.
Je priai alors un ami sûr et courageux de conduire le commissaire de police de l’autre côté de la barricade, et là de le mettre en pleine sécurité et en liberté.
Puis nous remontâmes le faubourg. Des soldats passaient. Nous les désarmâmes avec la plus grande douceur et en véritables frères.
À la caserne du faubourg du Temple, il y avait un sergent et trois soldats armés. Je leur adressai quelques paroles amicales, mais ces malheureux, esclaves de la discipline, se bornèrent à croiser la baïonnette et à menacer de faire feu.
Nos amis, tous occupés en ce moment à barricader les rues latérales, et se multipliant avec une ardeur infinie, m’avaient laissé à peu près seul. Je continuai donc ma route, en faisant partout éteindre le gaz.
Arrivés au haut de la rue de Paris [rue de Belleville], en face le boulevard extérieur, nous trouvâmes une maison en construction, dont les moellons et les planches nous servirent à élever une barricade bien meilleure que les précédentes.
Au dépôt des omnibus, dans la rue de Paris, nous trouvâmes bon nombre de voitures avec lesquelles nous pûmes compléter le système de défense des rues latérales.
Mais, par malheur, nos autres amis, n’ayant pas eu le temps d’être avertis, ne venaient toujours pas nous joindre. Nous étions seuls et sans armes.
On me dit alors qu’il y avait des fusils au théâtre de Belleville. Nous y allons. Une dizaine de jeunes gens entrent par la porte principale pour les demander.
On me désigne une porte latérale en m’avertissant qu’ils sont là. J’y cours, je trouve un concierge, je lui dis : « Pour éviter un malheur, livrez-nous des armes. »
« Elles sont en haut, » me répondit-il. Je monte alors, sans faire attention que je n’étais plus suivi que d’un seul brave et excellent jeune homme, L…, presque un enfant.
À peine avais-je fait quelques pas en avant que j’entendis des cris : « Sauvez-moi, Flourens, au secours, on m’assassine. »
C’est L…, que quatre individus tiennent à la gorge et par les cheveux, tandis qu’un quatrième lui met un pistolet sur le front.
Je m’élance sur mon ami, du bras gauche je l’enlève, ce qui me fit perdre mon épée. En même temps, quatre autres individus se ruaient sur moi, et me retournant le poignet droit, m’arrachaient mon revolver.
Je sautai en bas de l’escalier, emportant mon jeune ami, très heureux de l’avoir sauvé de ce guet-apens, même au prix de la perte d’un pistolet.
Nous n’étions pas assez nombreux.
Et pourtant, toute la grande artère du faubourg était barricadée. Si nous avions eu des armes, ces jeunes gens se seraient battus héroïquement.
Nous redescendons la rue du Faubourg. Au moment où j’approchais de la barricade inférieure, des cris perçants se faisaient entendre.
C’étaient des enfants désarmés que des agents de police poursuivaient l’épée dans les reins. L’un d’eux, atteint d’un coup d’épée dans le dos, tombe à quatre pas de moi en poussant des cris déchirants.
Trois agents se précipitent vers moi. Je n’avais point d’armes. J’eus le bonheur de repousser de la main gauche une épée, tandis que je recevais sur l’épaule droite un coup de casse-tête.
Arcbouté contre la muraille, j’allais engager la lutte, quand survinrent cinq ou six autres enfants, courant de toutes leurs forces, et poursuivis par deux agents et un officier de paix.
« Courez donc, et frappez ! » cria l’officier à ses agents. Cela me sauva. Ils me laissèrent là, appuyé contre la muraille.
Je continuai tranquillement ma route, tout à fait seul. Dans une rue latérale, je rencontrai un ami qui me fit entrer dans sa petite chambre d’ouvrier.
À peine y étions nous que la rue fut envahie par la garde municipale à cheval et à pied. C’était lugubre de voir ces hommes marchant silencieusement dans les ténèbres pour aller égorger leurs frères et leurs fils désarmés !
Les chevaux, à chaque pas, glissaient sur les pavés humides
À peine eurent-ils passé, je sortis de chez mon ami.
Je pus, à la faveur des ténèbres, remonter la grande rue du faubourg, voir les agents de police détruire nos barricades, si courageusement improvisées tout à l’heure.
La cavalerie redescendit la rue du faubourg, et ne trouvera heureusement personne à sabrer. Voyant qu’il n’y avait plus rien à faire pour le moment, je suivis le canal, et me rendis chez un autre ami.
À une heure et demie du matin, tout était parfaitement calme.
—
À six heures du matin, le mardi 8, un commissaire de police, suivi de cinq agents, s’est perdu [rendu], pour m’y arrêter, à mon domicile, où naturellement il ne m’a pas trouvé.
Le mandat d’amener, lancé contre moi, porte les quatre chefs d’accusation suivants :
1° Excitation à des crimes ;
2° Séquestration d’un commissaire de police ;
3° Excitation à la révolte ;
4° Cris séditieux.
Ces messieurs ont enlevé tous mes papiers, toute ma correspondance, où ils ne trouveront naturellement rien de compromettant pour personne.
On m’a pris aussi les Châtiments.
Tout cela n’empêchera point justice de se faire.
GUSTAVE FLOURENS
La presse française est lue… jusqu’à Manchester. Lettre de Friedrich Engels à Karl Marx, le 17 février :
Ça fait longtemps que je n’ai pas lu quelque chose d’aussi ridicule que la lettre de Flourens dans laquelle il raconte ses exploits à Belleville où il « a tenu tout un faubourg pendant trois heures ». Il est fameux le début, quand il invite les gens à le suivre mais que 100 seulement vont avec lui, que ces 100 se retrouvent bientôt à 60 et ensuite ces soixante s’évaporent eux aussi jusqu’au moment où, réfugié seul « avec un jeune homme » au théâtre, il finit par se faire matraquer.
Oui, c’est ridicule mais aussi grandiose. D’autre part, il est peut-être ridicule mais il est le seul à avoir réussi à ne pas être arrêté.
Voir aussi cet article maison (cliquer!).
Dans Le Rappel et dans La Réforme datés du 11 février, l’Association internationale des travailleurs s’exprime:
DÉCLARATION
La souveraineté populaire est foulée aux pieds. L’indignation est à son comble : de courageuses énergies n’ont pas craint de se signaler.
Pour la première fois, depuis dix-huit ans, des barricades se sont élevées. Le sang de citoyens désarmés, quelquefois d’enfants inoffensifs, a coulé sous les charges de policiers féroces.
La révolution morale est faite. À toutes opinions honnêtes nous disons : la ruine, l’abaissement, la honte vont finir. La Révolution, on peut le dire, en est à son prologue.
Dans des circonstances aussi solennelles, il est du devoir de tout bon citoyen d’exprimer hautement sa pensée sur la ligne de conduite à suivre ; c’est ce que, pour notre compte, nous faisons.
Décidés que nous sommes à payer de nos personnes le succès de la Révolution, nous le disons sincèrement, le moment ne nous semble pas encore venu pour une action décisive et immédiate.
La Révolution marche à grand pas, n’obstruons pas sa route par une impatience bien légitime, mais qui pourrait devenir désastreuse.
Au nom de cette République sociale que nous voulons tous, au nom du salut de la Démocratie, nous invitons nos amis à ne pas compromettre une telle situation.
Chaque heure nous donne des chances nouvelles. Car chaque heure diminue les forces du despotisme et augmente les nôtres.
Nous touchons au but.
Ne restons pas inactifs. — Entre le bonapartisme et la France, la scission est dénoncée. Agissons par la propagande, et surtout par l’organisation ; en un mot, hâtons le triomphe définitif, mais ne le compromettons pas par une action trop précipitée.
Adam (Camille), gainier, délégué des gainiers-maroquiniers,
membre de l’Internationale, rue Larrey, 1.
Chalain (Louis), tourneur en bronze, membre de l’Internationale,
du comité démocratique de la 7e circonscription,
rue Mademoiselle, 10.
Combault (Amédée), bijoutier, correspondant de l’Internationale,
section de Vaugirard, rue de Vaugirard, 289
Illisible (Gabriel), tailleur de pierres, membre de l’Internationale,
rue Labie, 1.
Johannard (Jules), feuillagiste, membre du conseil général de
l’Internationale (Londres), rue d’Aboukir, 120.
Landrin (Léon), bronzier, secrétaire de la société du bronze,
rue de la Roquette, 90.
Malon (Benoît), nacrier, correspondant de l’Internationale,
sections de Puteaux-Suresnes, de Clichy et de
Batignolles, impasse Saint-Sébastien, 8.
Martin (Édouard), mécanicien, membre de l’Internationale,
boulevard Bonne-Nouvelle, 25.
Périn (Jean-Baptiste), sculpteur, membre de l’Internationale, du
Comité démocratique socialiste de la septième circonscription,
avenue d’Orléans, 23 (Montrouge).
Pindy (Louis), menuisier, du Cercle mutuelliste,
délégué des menuisiers au congrès de Bâle,
rue du Faubourg-du-Temple, 18.