Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
… ce qui veut dire que ce numéro
53. Mercredi 9 février 1870
… est paru le matin du 8 février.
Difficile de commencer sans citer le commencement…
Nous prions nos lecteurs d’excuser l’insuffisance de notre tirage de ce jour; M. Vallée, imprimeur, nous a refusé, à minuit, d’exécuter les clichés nécessaires.
S. Dereure
Hier au soir, à huit heures et demie, Henri Rochefort, député de la première circonscription de la Seine, représentant du peuple, a été arrêté par la police, sur les ordres de M. Émile Ollivier, au moment où il allait entrer dans la salle de la Marseillaise, louée par lui pour réunir ses électeurs. Il a été arrêté au milieu d’eux, se rendant au rendez-vous qu’ils lui avaient donné, fidèle jusqu’au bout à son mandat.
Jamais affront plus sanglant n’est tombé sur la joue d’un peuple.
C’est le Deux-Décembre recommencé — mais, cette fois, de compte à demi avec les hommes de la rue de Poitiers. [un lieu de réunion du « parti de l’ordre »]
L’attentat ne frappe que la démocratie, restée seule sur la brèche; — mais la démocratie, en 1851, c’était un parti; — en 1870, c’est la nation, c’est le peuple tout entier.
C’est plus qu’une insulte, c’est une provocation!
Collaborateurs, amis, coreligionnaires politiques de Rochefort — nous continuerons de tenir haut et ferme le drapeau qu’il tenait avec nous, et qu’il retrouvera, le jour venu, à moins qu’on ne l’arrache de nos mains.
Ce drapeau — c’est le drapeau de la démocratie socialiste, de la revendication implacable.
C’est le drapeau du peuple. — Il nous conduira à la victoire, le jour où le peuple le voudra bien.
Arthur Arnould. — Ed. Bazire. — E. Boursin. —
Germain Casse. — Collot. — S. Dereure. — A. Dubuc. —
Francis Enne. — Arthur de Fonvielle. — Ulric de Fonvielle. —
Paschal Grousset. — Ch. Habeneck. — Alph. Humbert. —
J. Millière. — G. Puissant. — A. Ranc. —
Raoul Rigault. — E. Varlin. — A. Verdure.
Suit le « Journal d’un homme libre », pas pour longtemps sans doute puisque Grousset a été condamné lui aussi, ainsi que Dereure ;
Germain Casse raconte la séance à « La Chambre », au cours de laquelle on a parlé de l’arrestation de Rochefort, et interpelle Gambetta :
Allons, Gambetta, soyez des nôtres, et vous aurez une force et une puissance autrement solides et durables,
n’empêche, les électeurs de la première circonscription sont privés de leur député ;
Ollivier semble s’être aperçu de la bévue qu’il venait de faire, dit Habeneck et nous apprenons que Simon Dereure et Paschal Grousset ont reçu des invitations, eux aussi, le premier à se présenter au parquet et le second à la Haute-Cour de justice ;
Folie ou provocation, Arnould s’interroge, Rochefort était condamné, bien sûr, mais on s’attendait à ce qu’il fasse ses six mois après la fin de la session parlementaire ;
il y a eu une descente de police au journal, nous apprend Rigault ;
les « Échos » sont à jour, puisque L’Ingénu peut annoncer que
Notre collaborateur Flourens est poursuivi pour provocation au régicide dans une réunion publique
(cela s’est passé la veille au soir en même temps que l’arrestation de Rochefort, au cours de la fameuse réunion annoncée sur Voltaire) ;
la revue de presse rapporte bien sûr des nouvelles plus vieilles d’un jour, on se demandait comment Rochefort serait arrêté ;
une correspondance de Madrid donne des nouvelles des Cortes — et de la politique des cultes ;
la « lettre d’une ouvrière » est écrite par Puissant ;
le « Bulletin du mouvement social » de Verdure donne des nouvelles des ouvriers de Lille et de Roubaix, de la nouvelle chambre syndicale des employés de commerce et d’une nouvelle grève de mineurs, à Charleroi (Belgique) ;
le compte rendu analytique rapporte une intervention d’Ordinaire, député du Doubs, à propos d’un garçon mineur de Besançon enrôlé et envoyé au service du pape, l’enrôleur secret étant le commissaire de police de Besançon, ainsi qu’une discussion sur l’arrestation de Rochefort ;
Eugène Varlin propose aux sections de l’Internationale de se fournir en statuts et règlements généraux de cette association auprès de la société des relieurs, au prix de revient de 4 fr. 50 le cent ;
il y a d’autres communications ouvrières, des réunions publiques, des souscripteurs…
Et bien sûr, nous assistons à la descente de police, à 9 heures du soir, le lundi 7 février (Rigault écrit aussitôt et l’article paraît donc le lendemain matin 8 février, dans ce numéro daté du 9).
Visite de police à la Marseillaise
Ce soir, à neuf heures moins dix minutes, un commissaire de police escorté de cinq agents a envahi brutalement les bureaux de la Marseillaise.
Il était muni d’un mandat d’arrêt délivré contre Rochefort.
Nous nous trouvions seuls, Germain Casse et moi, pour recevoir ces messieurs.
L’un d’eux qui nous a déclaré s’appeler Boivin et être secrétaire dudit commissaire avait conservé son chapeau sur la tête.
Sur l’observation que Germain Casse lui fit qu’une telle attitude était peu convenable, cet individu pour toute réponse lui dit:
Je n’ai pas besoin d’être poli avec vous, M. Casse.
On sait que la plus grande prétention des messieurs de la police est de pouvoir appeler par leurs noms les citoyens auxquels ils ont affaire.
Après cette altercation entre nous et la police, le commissaire fut obligé de faire découvrir son agent.
Le chef nous déclara alors qu’il venait chercher Rochefort, et qu’il savait que ce dernier était dans les bureaux.
Nous lui affirmâmes immédiatement que Rochefort n’était pas là.
Nous avons besoin de nous en assurer,
répliqua le sieur Boivin.
Ce dernier devenait insupportable. Germain Casse le lui fit observer, et dit en même temps:
Eh bien, messieurs, suivez-moi dans les bureaux.
Et comme quelques agents restaient en arrière:
— Faites attention à l’antichambre, il y a là des pardessus et des chapeaux.
— Monsieur, nous sommes d’honnêtes gens, dit Boivin.
— Je sais, messieurs, répliqua Germain Casse, que vous êtes des agents de police, et qu’en cette qualité vous êtes honnêtes, de par la loi.
Les agents alors pénétrèrent dans les salles de la rédaction, et le sieur Boivin surtout examinait minutieusement les coins et recoins de chaque pièce. Il alla même regarder sous une banquette dont la partie inférieure n’est pas distante du sol de plus de dix centimètres.
Nous les conduisîmes dans les bureaux du départ et dans ceux de l’administration: — Boivin furetait toujours.
Enfin ils furent bien convaincus que Rochefort n’était pas là.
Vous allez au moins, dîmes-nous au commissaire, faire casser les agents qui vous avaient si bien informés de sa présence ici. Décidément, Lagrange fait mal faire son service.
Le commissaire ne répliqua pas. Il s’en allait tout penaud, ayant l’air d’être l’aide de camp de Boivin, quand ce dernier jugea à propos de nous informer d’un air profondément indigné qu’un secrétaire de commissaire n’était pas un simple agent de police.
Nous lui fîmes alors remarquer que le secrétaire était le grade intermédiaire entre brigadier et officier de paix. « C’est cela M. Rigault, » s’exclama Boivin, aimant toujours à montrer la connaissance qu’il a de nos têtes.
Le commissaire se retourna alors pour nous déclarer que ce serait avec le plus grand plaisir qu’il eût procédé à notre arrestation, s’il en avait reçu le mandat.
—
Pendant que cette bouffonnerie policière se passait dans nos bureaux, Rochefort était arrêté à la Villette.
Au moment où il entrait à la conférence, il était saisi par un officier de paix escorté d’une nombreuse escouade de sergents de ville et agents en bourgeois. Cela fut fait malgré la résistance de quelques citoyens qui, seuls, avaient pu pénétrer avec lui dans l’espace vide que la police avait eu soin de ménager, sous prétexte d’ordre, aux environs de la salle.
Le député de la première circonscription a de là été jeté dans un passage qui donnait sur une rue parallèle à la rue de Flandre, puis on l’a dirigé vers la rue de Lafayette.
À ce moment les citoyens qui se trouvaient d’abord, et en très petit nombre, près de lui, l’ont perdu de vue.
Ce n’est qu’après cette opération que, dans l’intérieur de la réunion, on a eu connaissance de l’arrestation.
Raoul Rigault
L’histoire de cette arrestation a déjà fait l’objet d’un article sur ce site. Noter que le « Lagrange » qui fait mal son service est le chef de la police politique, une place que Rigault occupa après le 4 septembre… et Julien Lombard plus tard. Noter que le Figaro citera la protestation de la rédaction vingt-huit ans après, le 20 février 1898, à la suite d’une nouvelle arrestation, disons, moins glorieuse, de Rochefort.
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L’image de couverture est de toute actualité: elle est parue dans le numéro daté du 12 février de l’hebdomadaire Le Monde illustré, que l’on trouve sur Gallica, là.
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Le journal en entier et son sommaire détaillé sont ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).