Nous avons déjà rencontré Louis Chalain sur ce blog, après la Commune, dans un article, où il était aussi « numéro 20 ». La façon dont certains proscrits ont été utilisés comme mouchards par la police après la Commune ne doit pas masquer ce qu’ont été ces hommes avant les difficultés de la proscription — et, dans le cas de Chalain, de l’alcoolisme.
Le voici, avant la Commune, qui présente la défense collective des accusés du procès. Précisément, il parle au nom de Malon, Combault, Johannard, Pindy, Avrial, Langevin, Franquin, Ansel, Casse, Delacour, Malzieux, Duval, Boyer, Bertin, Cirode, Mangold, Theisz, Pagnerre, Durand, Frankel, Robin, Collot, Fournaise (c’est-à-dire à peu près de tous les présents). Il précise qu’une défense particulière de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières sera présentée par l’un de ses membres (ce sera Albert Theisz).
Nous sommes le 30 juin 1870, toujours à la sixième chambre du tribunal correctionnel de Paris, le président s’appelle Brunet, il commence par « donner un conseil »:
Vous n’avez pas l’habitude du langage judiciaire, vous allez vous heurter à de nombreux écueils; ne parlez pas trop politique, et cherchez à ne traiter l’affaire qu’au point de vue judiciaire.
Trêve de paternalisme. La parole est à Louis Chalain.
CHALAIN. Monsieur le président, cette défense a été discutée et rédigée en commun, ainsi…
LE PRÉSIDENT. C’est une garantie; enfin vous avez la parole. Allez, Chalain.
CHALAIN. Messieurs, après les condamnations qui, en 1868, ont frappé les membres des deux bureaux parisiens de l’Association internationale des travailleurs, nous sommes de nouveau appelés devant vous pour répondre cette fois à l’accusation de société secrète.
Lors des premières poursuites dirigées contre l’Association, le ministère public reconnut lui-même que, malgré bien des efforts, on n’avait pu trouver dans les actes de l’Internationale les matériaux nécessaires pour en faire une société secrète, et, abandonnant ce chef d’accusation, il se borna à poursuivre l’Association comme société non autorisée. Comment est-on arrivé à établir, en 1870, ce qu’on trouvait inadmissible en 1868? Comment a-t-on pu transformer en société secrète l’association illicite d’alors sans que ses statuts aient subi aucune modification, sans qu’elle ait cessé de recourir à la plus grande publicité, qui seule peut favoriser ses moyens de propagande?
C’est ce que nous ne saurions dire.
Ce que nous savons, c’est que le public ne croit nullement a la société secrète, et que sérieusement vous n’y pouvez pas croire. Nous nous sommes demandé pourquoi nous n’avons pas été, comme autrefois, accusés simplement de société illicite ; ce délit vous eût été d’autant plus facile à établir que nous nous en glorifions.
Il est vrai qu’alors vous êtes forcés de nous condamner au nom d’une loi que vous-mêmes reconnaissez mauvaise, et qui est pour une nation un cachet d’infériorité ; que tous les peuples libres repoussent comme un attentat, et qui même, dans notre malheureuse patrie, n’a pu prendre naissance qu’aux sombres jours où la coalition de tous les égoïsmes et de toutes les peurs livra la France libre aux sauveurs qui surgissent toujours aux époques néfastes pour égorger la liberté des peuples.
M. LE PRÉSIDENT. Je voudrais vous laisser achever votre lecture sans vous interrompre ; mais il est des expressions et des choses même que je ne puis laisser passer. Je ne saurais admettre que vous vous glorifiiez d’avoir fait partie d’une société et par suite d’avoir violé la loi, après m’avoir répondu que vous faisiez partie de cette société. Vous parlez de loi mauvaise, que nous sommes obligés nous-mêmes de reconnaître mauvaise. Nous ne nous permettons pas d’apprécier la loi, nous l’appliquons; nous devons l’appliquer comme vous devez vous y soumettre. Si vous trouvez d’autres passages semblables, je vous prie de ne pas les lire. Passez.
CHALAIN. Il est vrai encore que nous condamner simplement pour société illicite, c’est vous heurter de front à une société qui compte dans ses rangs tout le prolétariat militant d’Europe et d’Amérique, et qui, en France, a vu en quelques semaines des centaines de mille de nouveaux adhérents répondre à ses appels, au moment même où presque tous ses délégués étaient emprisonnés ou exilés.
Mais pour vous éviter ces difficultés, nous ne saurions pourtant reconnaître que nous sommes une société secrète; cependant nous ne repousserons pas davantage une accusation imaginaire ; il saute trop aux yeux que venir un beau matin violer le domicile de citoyens affiliés à une société secrète dont toute la presse discute les actes, de fouiller dans leurs correspondances les plus intimes, de les ensevelir pendant de longues semaines dans une prison cellulaire, puis n’avoir ensuite à leur opposer que des articles de journaux ou les correspondances qu’on leur a enlevées, c’est intenter un procès de tendances, et c’est de quoi nous sommes le moins étonnés.
Nous le répétons, nous ne saurions nous attacher sérieusement à repousser un délit imaginaire, et reconnu comme tel par tout ce qui est indépendant. L’Internationale est la première association qui se soit débarrassée du vieil esprit d’autorité, qui jusque-là — en fait du moins — était resté dominant dans toutes les organisations et dans tous les partis; c’est elle la première qui a rejeté le mot d’ordre du comité directeur, pour confier son œuvre aux masses elles-mêmes ; ne dit-elle pas affranchissement des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes?
Il n’y a pas de société qui recherche plus la publicité ; pas une section n’est fondée, pas une résolution n’est prise, sans que les vingt-cinq journaux de l’Association d un nombre considérable de feuilles indépendantes n’en fassent immédiatement un fait de notoriété publique. Vos journaux mêmes ne cessent de publier nos actes en les dénigrant.
En effet, il est établi que nous sommes la société la plus connue, la plus nombreuse et la plus discutée du monde entier.
Nous sommes surtout l’Association qui voit le plus rapidement s’accroître le nombre de ses adhérents: pas un jour ne s’écoule sans que des milliers d’ouvriers ne viennent se joindre à nous.
Et si nous avions à donner la raison de ce succès d’organisation au moment où tout se désorganise autour de nous, nous dirions qu’elle a sa source dans le besoin d’émancipation auquel on n’a répondu jusque-là que par des dates funèbres.
L’expérience a appris aux classes ouvrières qu’elles ne devaient compter que sur elles-mêmes : et c’est là l’idée mère de l’Internationale.
Et dire que — nous ne savons dans quel dessein — vous faites de Mazzini le fondateur de l’Internationale: Nous avons assez proclamé cependant que nous ne voulions plus de sauveurs, que nous ne voulions plus servir d’instruments, et que nous avions la prétention d’avoir l’intelligence de la situation, de connaître nos intérêts aussi bien que personne. Ceci soit dit sans méconnaître le dévouement de ceux qui offrent à l’humanité toute une existence de sacrifices. Nous ne saurions surtout l’oublier. au moment où la France républicaine est en deuil du plus magnanime de ses défenseurs. [Barbès est mort à La Haye le 26 juin 1870.]
M. LE PRÉSIDENT. Vous voilà en plein dans la politique. Rentrez dans la question du procès.
CHALAIN. Un autre reproche nous est fait. L’accusation, se faisant l’écho des calomnies des réactionnaires, veut que les nombreuses grèves qui ont éclaté dans ces dernières années aient été fomentées par l’Internationale.
Nous déclarons ce chef d’accusation une absurdité et une insulte à la classe ouvrière.
M. LE PRESIDENT. N’allez pas plus loin, je vous arrête…
M. L’AVOCAT IMPÉRIAL AULOIS. Je demande formellement la rétractation de cet étrange panégyrique.
M. LE PRÉSIDENT. Prévenu Chalain, retirez-le.
CHALAIN. Je n’ai pas l’intention d’insulter le ministère public ; c’est l’accusation que nous traitons d’absurde et non M. l’avocat impérial.
M. L’AVOCAT IMPÉRIAL. C’est là une de ces distinctions que Malon appelle byzantines.
M. LE PRÉSIDENT. Retirez votre mot, Chalain ; on aurait pu vous passer de dire que l’accusation tournait jusqu’à l’absurde; mais vous avez été plus loin. Il faut retirer votre mot.
CHALAIN. M. l’avocat impérial a dit que nos prétentions, nos désirs étaient insensés; à notre tour…
M. L’AVOCAT IMPÉRIAL. Je n’ai pas dit cela.
PLUSIEURS PRÉVENUS. Si ! Si !
M. L’AVOCAT IMPÉRIAL. Je suis disposé à laisser passer infiniment de choses, mais cependant je ne veux pas qu’on imprime votre factum sans qu’on mentionne nos protestations.
M. LE PRÉSIDENT. Allons, Chalain, vous avez rétracté, passons
CHALAIN. En effet, selon cette façon d’envisager les choses, les ouvriers ne feraient même pas grève pour améliorer leur condition présente; ils se soulèveraient, sans cause, souvent contre leurs intérêts, à la voix d’agitateurs inconnus. Pour obéir au premier venu, ils se jetteraient, de gaieté de coeur, dans les dures privations qu’occasionne la grève; ils s’exposeraient à la répression, aux fusillades, aux condamnations, qui, dans nos tristes pays, suivent presque toujours les grèves importantes : témoin celles d’Anzin, de Faveau [Fuveau], de Roubaix, des houillères belges, de Saint-Étienne, d’Aubin, de Clerkenwell, du Creuzot, de Swarow (Autriche), de Fourchambault, de Torteron, etc., etc.
Voilà cinq ans que tous les gouvernements européens, que tous les journaux rétrogrades répètent à l’envi cette étonnante calomnie, et, depuis cinq ans, ils n’ont pas eu une preuve à nous donner, et ils n’en auront jamais, car il n’est pas vrai que tout le prolétariat européen soit frappé d’idiotisme où d’aliénation mentale ; et il le serait, s’il était vrai, qu’incapable de juger de sa situation par lui-même, il ne se servait de la grève que pour obéir à des mots d’ordre d’émanation occulte.
Ce qu’il y a de vrai, c’est que la rapacité des grands industriels, la concurrence immorale et effrénée qu’ils se font aux dépens des travailleurs plongent ceux-ci dans une misère de plus en plus profonde, et cela, dans une époque où les idées de justice et d’émancipation ont pénétré les masses.
Que trouvons-nous au fond de chaque grande grève ?
Une exploitation qui, en quelques dix ans, a entassé millions sur millions, et à côte une masse ouvrière misérable.
Ce sont presque toujours de nouveaux abus de pouvoir qui forcent les ouvriers à la résistance. Ce sont des baisses de salaires, des aggravations de travail, ou bien encore des règlements d’ateliers aussi attentatoires à la dignité humaine que ruineux pour l’ouvrier. Ce sont des règlements qui vont, comme cela s’est vu au Creuzot, jusqu’à condamner à 50 francs d’amende un ouvrier qui n’a pas dénoncé son camarade.
MALON. C’est un fait.
ASSI. Oui, 51 fr. 25 c.
M. LE PRÉSIDENT. Est-ce une question de règlement intérieur?
ASSI. Oui, monsieur.
CHALAIN. Ce sont des retenues arbitraires, faites d’autorité sur les salaires pour constituer soi-disant une caisse dé prévoyance ; mais qui ne sont, en réalité, qu’un moyen de prendre une partie du salaire de l’ouvrier pour lui en rendre quelques bribes en aumônes.
C’est la somme de travail progressant toujours, sans augmentation de salaire, exténuant le travailleur, préparant le chômage et amenant, avec un surcroît de fatigue, une augmentation de dépendance et de misère. Quand vous voyez une fortune fabuleuse édifiée en quelques années, vous dites : prospérité nationale ! Nous disons gaspillage des capitaux, spoliation et abaissement de la classe ouvrière, car l’un ne saurait aller sans l’autre !
Pouvez-vous croire que pour sentir des maux intolérables et croissants les ouvriers aient besoin qu’on leur apprenne qu’ils souffrent?
Si les privilégiés avaient l’intelligence de la situation, ils verraient, dans ces grèves nombreuses, l’expression des besoins pressants et les symptômes d’une revendication sociale vers laquelle marchent invinciblement toutes les tendances contemporaines.
Mais non! Ne voulant aucunement reconnaître un mal dont le remède serait dans l’abandon de leurs privilèges, ils préfèrent le nier; il est plus facile, en effet, de tout mettre sous la responsabilité de ceux qui ne veulent pas se résigner à voir l’humanité entière ne travailler que pour combler de jouissances une minorité d’oisifs et d’oppresseurs, et de ne répondre à ces voix, qui de jour en jour s’élèvent plus nombreuses, que par la répression et la calomnie.
Mais cela ne guérit rien : le mal subsiste, augmente, et la situation de plus en plus intolérable appelle la solution du problème que les soulèvements des serfs de l’ancienne monarchie et les agitations des prolétaires modernes ont tant de fois posée.
En un mot, il est faux qu’il ait existé dans l’Internationale un comité secret dont les arrêts mystérieux étaient aveuglément respectés. Il est faux que l’Internationale ait fomenté une seule grève. Fille de la nécessité, elle est venue organiser la ligue internationale du travail écrasé, de 1848 à 1851, à Paris, à Londres, à Vienne, à Berlin, à Dresde, à Venise, dans les départements français, etc., du travail que tant de désastres avaient courbé sans défense, sous le joug de fer d’une réaction implacable, et, livré, pieds et poings liés, à tous les abus d’un industrialisme sans morale, et à la rapacité effrénée d’une nouvelle caste d’exploiteurs.
M. L’AVOCAT IMPÉRIAL. Oh!
CHALAIN. C’est pourquoi il y a en ce moment une sorte de sainte alliance des gouvernements et des réactionnaires contre la grande Association internationale des travailleurs.
Si le gouvernement anglais paraît être revenu de sa malveillance de 1860; si lés gouvernements belge et italien sont forcés de renoncer à une répression dont ils voyaient l’impuissance, les dénonciations mensongères et les menaces de la bourgeoisie suisse et de la bourgeoisie belge, mais surtout les poursuites à outrance des deux empires libéraux de France et d’Autriche contre le socialisme attestent suffisamment que les poursuites contre l’Internationale sont systématiques.
Que les monarchiens et les conservateurs sachent bien que l’Internationale est l’expression d’une revendication sociale trop juste et trop conforme aux aspirations contemporaines du prolétariat, pour pouvoir sombrer avant d’avoir réalisé son programme, que nous avons déjà cité :
Affranchissement des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.
Mais nous sommes bien coupables de ne pas accepter les arrêts de ces grands prêtres du bourgeoisisme, qu’on appelle les économistes, assez ignorants pour qualifier de résultat de lois naturelles des phénomènes industriels qui ne sont que la conséquence d’un état transitoire basé sur la guerre, assez secs de cœur pour glorifier un régime appuyé sur la compression et la souffrance du plus grand nombre, et pour proclamer l’éternité de la misère.
Nous sommes surtout bien coupables de vouloir pour tous les êtres humains le développement intégral sous son triple aspect, moral, intellectuel et physique; de vouloir que l’humanité, sortant enfin de l’ornière sanglante des répressions et des réactions violentes, entre résolument dans cette voie progressive des perfectionnements infinis qui aboutira à la réalisation des sublimes destinées de la race humaine.
Oui! les prolétaires sont enfin las de la résignation ! Ils sont las de voir leurs tentatives d’émancipation toujours comprimées, toujours suivies de déceptions; ils sont las d’être les victimes du parasitisme, de se sentir condamnés à un travail sans espoir, à une subalternisation sans limites, de voir toute leur vie dévorée par la fatigue et les privations, et ils sont las de ne ramasser que les miettes d’un banquet dont ils font tous les frais.
Et comment répond-on à leurs plaintes et à leurs aspirations? Par la compression toujours.
En dépit d’une loi nouvelle, la force armée est mise ouvertement à la disposition des usiniers; pas une grève n’éclate sans qu’elle n’accoure. Aussi, nous avons eu l’année dernière nos martyrs à compter: des fusils français ont été dirigés contre des poitrines d’hommes, de femmes et d’enfants français. Le souvenir de ces désastres n’a pu ralentir cette fureur d’intervention ; ceux que les chassepots avaient épargnés ont eu de longs mois de prison à subir. Ils ont reçu, de la part de la magistrature française, les épithètes de lâches, de mauvais sujets, de bandits, de sauvages et autres aussi insultantes.
M. LE PRÉSIDENT. Comment pouvez-vous admettre qu’en vous adressant à des magistrats vous puissiez vous permettre d’insulter la magistrature?
CHALAIN. Je n’injurie pas la magistrature, je dis ce qu’on sait, ce qu’on a dit, ce qu’on a écrit.
M. LE PRÉSIDENT. Quel que soit mon regret, je vous avertis que si, une seconde fois, vous prenez de telles libertés, je ne les souffrirai pas.
M. L’AVOCAT IMPÉRIAL. Ceci n’est pas écrit pour le tribunal, c’est pour le public.
Le prévenu MALZIEUX. C’est ce que nous espérons.
PLUSIEURS PRÉVENUS. Oui ! oui !
M. L’AVOCAT IMPERIAL. Qu’est-ce que cela signifie?
CHALAIN. Nous n’avons l’intention d’insulter personne.
M. LE PRÉSIDENT. Restez dans le procès, dans les faits de la société secrète; plaidez pour nous qui sommes vos juges, et non pour le public; donc, si, vous adressant à nous, vous nous injuriez…
CHALAIN. Nous retirons le mot, et je continue.
Quand de nouvelles grèves sont survenues, au risque de renouveler les conflits du Borinage belge, de la Ricamarie et d’Aubin, on a toujours envoyé l’armée. Il est même un fait qui passe trop inaperçu et que nous tenons à signaler : c’est que, depuis la grève de Roubaix, on semble avoir pris pour système de bâtir des casernes partout où éclatent des grèves importantes.
Nous repoussons la guerre de toutes nos forces, et le temps n’est pas éloigné où l’Internationale rendra, en dépit des velléités gouvernementales, toute guerre impossible
Mais il est une guerre que nous réprouvons avec plus d’énergie encore, et c’est celle qui se substituerait aux guerres de nation à nation, si vous réussissiez à maintenir un soldat armé au service du capital, à côté de chaque ouvrier qui travaille.
Quand c’est nous qui souffrons des crises, des chômages, des baisses de salaires, des aggravations de fatigue, on nous oppose le laissez faire et le laissez passer des économistes, et quand c’est nous qui réclamons une amélioration, on nous oppose la force armée. Cela signifie que tout ce qui est contre nous est scrupuleusement observé, mais qu’aussitôt que nous voulons être autre chose que des souffre-douleurs. on nous traite en barbares; et, ici le bourgeois suisse, le libéral belge et le monarchiste français se rencontrent toujours. Quand on n’emploie pas la force contre nous, c’est par l’injure qu’on nous répond; c’est en nous appelant pillards et partageux.
Pillards et partageux ! cette multitude courbée sous une tâche incessante, qui fait crédit à son patron, de huit, quinze jours, un mois, deux mois de travail ; qui paye d’avance, sans intérêts, son loyer au propriétaire, et ne trouve d’autre institution de crédit que le Mont-de-Piété.
Pillards et partageux ! Ceux qui ne savent pas lire, et qui payent l’impôt pour l’enseignement supérieur.
Pillards et partageux ! ceux qui sont sevrés de toutes les jouissances intellectuelles, et payent des subventions aux théâtres de luxe, dont ils sont exclus.
Pillards et partageux ! ceux qui par l’impôt payent les expropriations publiques, et que l’agio et la coalition propriétaire rejettent aux extrémités de nos grandes villes. dans des taudis malsains, privés d’air, d’espace et de soleil.
Pillards et partageux ! ceux pour qui l’impôt est progressif dans le sens de la misère.
Pillards et partageux ! cette catégorie de citoyens qui fouille le sol, file, tisse, construit, fond, forge, lime, pétrit l’argile, la glaise, et meurt d’inanition et de misère ; tandis que l’autre intrigue, joue, spécule, boit, mange, cotillonne, gaspille le travail accumulé et jouit sans mesure de l’odieux privilège de vivre sans travailler.
Pillards et partageux ! ces déshérités qui payent l’impôt du sang pour garantir et défendre contre eux-mêmes la propriété des autres.
C’est ainsi que l’on prétend écarter un problème dont la solution s’impose à tous.
Et que pourra-t-on obtenir, en nous empêchant d’étudier librement les réformes qui doivent amener cette rénovation sociale qui couronnera inévitablement l’œuvre du dix-neuvième siècle?
On rendra la crise de plus en plus profonde, le remède de plus en plus radical en l’ajournant. En vain cherche-t-on encore a faire des petits industriels et des ouvriers des campagnes les soutiens d’un régime qui a pour caractère distinctif de mettre la force au service de la féodalité industrielle et agricole, non moins odieuse que l’ancienne.
Ce que veut le peuple, c’est d’abord le droit de se gouverner lui-même sans intermédiaire et surtout sans sauveur; c’est la liberté complète.
C’est l’abolition de l’usure, des monopoles, du salariat, des armées permanentes ; c’est l’instruction intégrale ; c’est l’application des réformes à l’aide desquelles il atteindra l’égalité des conditions.
Quel que soit donc votre verdict, nous continuerons, comme par le passé, à conformer ouvertement nos actes à nos convictions républicaines et socialistes.
Nous resterons fidèles et dévoués à l’Internationale, et vous verrez par le résultat qui suivra vos condamnations qu’elle renferme une IDÉE et une FORCE que les calomnies et les persécutions des conservateurs ne sauraient vaincre parce qu’elle est dans la vérité et la justice.
Elle est surtout invincible, parce que, dès aujourd’hui, elle est l’expression de cette forme définitive des sociétés humaines :
La République sociale et universelle.
M. L’AVOCAT IMPÉRIAL. Je renouvelle mes protestations contre cette phraséologie creuse au milieu de laquelle nous vivons depuis un mois et à laquelle nous sommes habitués.
(Murmures et protestations de tous les prévenus.)
M. COMBAULT. Nous nous défendons comme nous pouvons; nous n’avons pas le talent de M. l’avocat impérial.
*
La photographie de Louis Chalain, pendant la Commune, vient de la bibliothèque numérique de l’Université Northwestern (à Chicago) où je l’ai copiée.