C’est l’histoire d’un ouvrier de Vaugirard. Il est tourneur en cuivre. C’est une nature robuste, un beau garçon aux cheveux bruns.

C’est aussi l’histoire d’un prévenu, celui-là s’appelle Benoît Malon, il est membre de l’Association internationale des travailleurs, il est arrêté et jugé dans le troisième procès de l’Internationale, en juin-juillet 1870, comme Theisz, Frankel, notre tourneur en cuivre et beaucoup d’autres, il rédige une défense collective et la fait lire par le tourneur en cuivre dont la prestance remarquable impressionne le public et les journalistes.

C’est l’histoire d’un groupe de détenus de la prison de Beauvais, Theisz, Frankel, Malon, notre ouvrier de Vaugirard et d’autres, ils ont été condamnés en juillet, incarcérés fin août, et les voici libérés par la proclamation de la République en septembre.

C’est l’histoire d’un comité de vigilance, celui du quinzième arrondissement, que notre ouvrier libéré préside.

C’est l’histoire des élections du 26 mars, dans le dix-septième arrondissement, dont Benoît Malon est adjoint au maire, Benoît Malon est élu à l’assemblée communale et juste devant lui, notre ouvrier, qui vit maintenant aux Batignolles, est élu lui aussi, il a vingt-six ans et est un des plus jeunes membres de la Commune, il intervient souvent, surtout contre le trop de pouvoirs dont dispose encore le Comité central de la Garde nationale.

C’est l’histoire de la Commission Travail et Échange, autour de Frankel, où se retrouvent Theisz, Malon, notre ouvrier et d’autres, tous membres de l’Association internationale des travailleurs.

C’est l’histoire des rapports difficiles, à la Commune, entre « minorité » et « majorité », notre tourneur en cuivre est international et majoritaire, comme ça on ne pourra pas dire que les membres de l’Internationale sont membres de la minorité, le voici qui demande, le 9 mai, que les minoritaires soient arrêtés, ce à quoi Benoît Malon qui, lui, est international et minoritaire, répond que, formulée par tout autre, il combattrait cette proposition mais que, venant de lui, elle est sans gravité, vu le peu d’importance qu’il fait de son auteur, les rapports se sont envenimés, en effet.

C’est l’histoire de ceux qui se battent pendant la Semaine sanglante, Frankel et Theisz, bien sûr, mais notre ouvrier je ne crois pas, enfin je ne sais pas, ce qu’il a fait après le 19 mai, où on le voit encore à la Commune, on ne le sait pas avec précision.

C’est l’histoire de ceux qui parviennent à quitter Paris, Malon pour la Suisse, Theisz et Frankel pour l’Angleterre, et notre ouvrier pour l’Angleterre, puis la Suisse, puis l’Angleterre à nouveau, tous sont condamnés, par contumace, à mort.

C’est l’histoire difficile de ceux qui ont réussi à ne pas mourir, qui ont réussi à fuir, et qui maintenant ont bien du mal à vivre, à trouver du travail, à manger, et, pour notre ouvrier, à boire, car le beau brun tourneur en cuivre aime le vin.

C’est l’histoire aussi d’un policier qui a compris que notre tourneur en cuivre est une intéressante recrue possible, parce qu’il a besoin d’argent et qu’il connaît bien les proscrits, et voilà que le beau brun écrit des rapports qu’il envoie à la préfecture de police, dans le service de M. Lombard, il signe d’abord Ludwig, parce que son prénom est Louis, puis n°20, peut-être parce qu’il aime le vin.

C’est l’histoire d’un journaliste du Figaro, à qui la préfecture de police fait un beau cadeau, à moins que M. Lombard se fasse payer, lui aussi, en tout cas ce journaliste fabrique,  le 18 octobre 1877, une superbe première page de son journal, dans laquelle il raconte  avec beaucoup de détails la préparation, depuis Londres, d’une tombola en faveur des déportés de Nouvelle-Calédonie et de leurs familles, ce qui met la proscription communarde londonienne, qui a pourtant déjà identifié quelques mouchards, en émoi, seul l’un d’entre eux a pu fournir ces informations…

C’est l’histoire d’une chercheuse, qui râle intérieurement contre les mouchards (à qui elle attribue mentalement les qualificatifs de traitres, vendus, pourris…) mais qui est bien contente de lire dans les dossiers d’archives les rapports qu’ils ont envoyés aux policiers qui les subventionnaient, qui, en tournant les pages de ces dossiers, finit par identifier n°20, le membre de l’Internationale et de la Commune, et qui se dit, pour vérifier, qu’elle va consulter le « dossier Chalain », mais voilà, justement, il n’y a pas de dossier Chalain aux archives de la préfecture de police, pour un membre de la Commune condamné à mort par contumace, c’est déjà presque une preuve.

C’est l’histoire aussi d’un autre mouchard, qui signe n°40, et qui peut-être aimait deux fois plus le vin, il écrit un rapport dans lequel il raconte que l’on a dit à Chalain arrivant à une réunion qu’il devait comprendre que sa place n’était pas là et qu’il fallait qu’il quitte la salle, ce qui veut peut-être dire que les proscrits l’avaient eux aussi identifié comme mouchard, mais, ajoute n°40, Theisz le ramène aussitôt dans la salle, afin de prouver à l’assistance que Chalain a encore des amis.

C’est l’histoire de la confiance du citoyen Theisz, sut-il jamais la vérité sur cet « ami »?, qui pousse la chercheuse à écrire cet article sur Louis Chalain, alias n°20, ouvrier, international, membre de la Commune, ivrogne et mouchard, et tout ceci constitue aussi l’histoire d’un article, celui-ci.

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Je suppose que c’est clair, mais je le dis explicitement, cet article a été écrit grâce aux archives de la Préfecture de police, que je remercie. L’identification de « N°20 » comme Louis Chalain n’est pas une nouveauté, on la trouve au moins dans l’article du Maitron sur Chalain.

L’image de couverture est bien sûr un morceau de la une du Figaro dont il est question dans l’article, venue de Gallica.

Livres et articles cités

Clère (Jules), Les Hommes de la Commune: biographie complète de tous ses membres, Dentu (1871).

Rougerie (Jacques), L’AIT et le mouvement ouvrier à Paris pendant les événements de 1870-1871, International Review of Social History 17 (1972).

Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel)Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).