Les lecteurs de La Marseillaise le savent: il y a un complot, avec des bombes et même des comploteurs, arrêtés et emprisonnés. Arrêtés aussi, à peu près simultanément, les signataires d’un appel public — si public qu’il est paru à la une de La Marseillaise et a été reproduit par d’autres journaux — appel à s’abstenir lors du référendum du 8 mai.
Comme l’écrit Édouard Lockroy dans Le Rappel daté du 22 juin,
Il fallait au gouvernement une société secrète. Le besoin s’en faisait sentir. Son complot manque de « société ». Les conspirateurs qu’il a réunis ont le tort grave de ne pas se connaître. Et l’on se trouve dans l’obligation d’avouer qu’ils se sont entendus sans se parler. Situation grave!… Heureusement, on a mis la main sur une association.
Il y aura deux procès, un à Paris et l’autre à Blois: on va
faire condamner à Paris une société secrète complètement imaginaire, mais que les bandits jugés à Blois auraient dû former, s’ils avaient voulu être agréables au gouvernement.
Et donc, le 22 juin, commence, toujours à la célèbre sixième chambre (voir le premier article de cette série), le « troisième procès de l’Internationale ».
Il y a trente-huit prévenus. Dix-neuf sont inculpés d’avoir, depuis moins de trois ans, à Paris, comme chefs ou fondateurs, fait partie d’une société secrète. Parmi ceux-ci, trois sont des condamnés du « deuxième procès » de 1868, ce sont Varlin, Malon et Combault. Les dix-neuf autres sont inculpés d’avoir été membres de la même société secrète. Avant de donner les listes de ces dangereux individus, voyons comment ils arrivent au tribunal.
- Plusieurs ne répondent pas à l’appel de leur nom: ils se sont prudemment exilés, c’est le cas notamment d’Eugène Varlin, qui est à Bruxelles, ou à Anvers, selon les jours.
- La plupart « comparaissent en état de liberté », ce qui veut dire qu’ils ont été convoqués au tribunal et arrivent de chez eux… mais dissimule une réalité moins agréable: les arrestations ont commencé le 30 avril et les « prévenus », qui ne l’étaient pas encore, ont attendu en prison (à Mazas) d’être interrogés par un juge d’instruction et de savoir ce qu’on leur reprochait. Ils ont attendu assez longtemps: Theisz le dira, il a été emprisonné quarante-six jours. Comme le précise l’avocat impérial dès le début du procès, les mises en liberté ont eu lieu le mercredi précédent, le 15 juin, « à une heure déjà avancée ». Les « libérés » ont simultanément reçu leur assignation à comparaître (pour le 22, donc).
- Quelques-uns arrivent de leur prison, ce sont Malon, Murat, Johannard et Pindy. L’avocat impérial ne s’est pas expliqué sur ce point. Ils sont peut-être jugés encore plus dangereux, mais le procès n’a pas encore eu lieu. On verra qu’ils seront les plus condamnés, avec Varlin, Combault et Héligon.
Il y a aussi des avocats, en particulier Me Bigot, qui défendra, dans un peu plus d’un an, des communards, devant les conseils de guerre.
Et un public, très sympathique aux prévenus, comme le remarque le journaliste du Rappel (daté du 24 juin). Les barbus de dos au premier plan de l’image de couverture. D’ailleurs, le même journal publie des messages de soutien envoyé par les sections de l’Association. Je vous garde celui-ci, paru dans le journal daté du 26 juin:
ASSOCIATION INTERNATIONALE
Section allemande
Après les poursuites exercées par le gouvernement impérial contre l’Association internationale, sous l’accusation hypocrite de société secrète, nous déclarons — secrètement, par la voie des journaux, conformément à l’habitude des sections parisiennes — que nous sommes solidaires des délégués poursuivis et particulièrement de notre délégué au conseil fédéral, le citoyen Leo Frankel.
Au nom de la section allemand
Le secrétaire
Henry Bachruch
Voici le calendrier du procès:
- 22 juin, début du procès, à la demande des prévenus, de la défense, mais aussi de l’accusation, la suite est ajournée à huit jours: il y a eu trop peu de temps pour préparer depuis mercredi dernier. Néanmoins, l’avocat impérial Aulois (que nous avons rencontré quand nous lisions La Marseillaise) lit l’historique qu’il a reconstitué sur l’Association internationale (dans cet historique est incluse une grande partie de la correspondance de Varlin, saisie chez lui, chez Émile Aubry ou chez d’autres). Les quatre prévenus qui arrivent de leur prison sont libérés — moyennant une caution de 500 francs.
- 29 juin, « huit jours » après, donc, le procès reprend.
- Les séances suivantes ont lieu les 30 juin, 1er Juillet, 2 juillet et 5 juillet.
Dans les prochains articles nous lirons les défenses présentées successivement par Chalain, Theisz, Duval et Frankel.
En attendant, voici la liste complète des prévenus, avec les professions qui apparaissent dans le compte rendu du procès — j’ai ajouté les prénoms qui manquaient. Les noms en rouge sont ceux des futurs membres de la Commune. J’ai indiqué les peines infligées à chacun par le procès. Les astérisques indiquent ceux qui n’étaient pas présents lors du procès.
En réalité, Combault et Mangold ne sont pas présents le 22 juin, mais ils sont arrêtés à temps pour être au banc des détenus le 29 juin.
Les dix-neuf « chefs ou fondateurs »
- Louis Eugène Varlin*, trente et un ans, relieur — un an de prison et 100 francs d’amende
- Benoît Malon, vingt-huit ans, garçon de librairie — un an de prison et 100 francs d’amende
- André Pierre Murat, trente-sept ans, ouvrier mécanicien — un an de prison et 100 francs d’amende
- Jules Johannard, vingt-sept ans, feuillagiste — un an de prison et 100 francs d’amende
- Louis Jean Pindy, trente ans, menuisier — un an de prison et 100 francs d’amende
- Amédée Benjamin Combault, trente-deux ans, ouvrier bijoutier — un an de prison et 100 francs d’amende
- Jean-Pierre Héligon, trente-six ans, courtier en librairie — un an de prison et 100 francs d’amende
- Augustin Avrial, vingt-neuf ans, ouvrier mécanicien — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Pierre Sabourdy*, trente-six ans, employé au journal La Marseillaise — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Jules Colmia, dit Franquin, trente-deux ans, imprimeur lithographe — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Auguste Jules Passedouet*, trente-deux ans, journaliste — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Marie Antoine Rocher*, trente-deux ans, publiciste — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Adolphe Alphonse Assi, vingt-neuf ans, mécanicien — ni amende ni dépens
- Camille Pierre Langevin, vingt-sept ans, tourneur sur métaux — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Félix Pagnerre, quarante-six ans, feuillagiste — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Charles Louis Paul Robin, trente-trois ans, professeur — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Albert Félix Leblanc, vingt-six ans, ingénieur civil — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Paul Jean Carle*, trente-deux ans, professeur — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Camille Félix Allard, vingt ans, étudiant en droit — deux mois de prison et 25 francs d’amende
Les dix-neuf « simples membres » [ils sont dix-huit dans le rapport, où Mangold a été oublié]
- Albert Theisz, trente et un ans, ouvrier ciseleur — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Adolphe Collot, trente-deux ans, menuisier — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Eugène François Germain Casse, trente-deux ans, journaliste — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Jean Désiré Dugauquié*, trente ans, ajusteur — ni amende ni dépens
- Émile Amour Flahaut, trente-trois ans, marbrier — ni amende ni dépens
- Bernard Landeck, trente-huit ans, joaillier — ni amende ni dépens
- Louis Chalain, vingt-cinq ans, tourneur sur cuivre — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- [François Mangold, vingt-neuf ans, sculpteur sur bois — deux mois de prison et 25 francs d’amende]
- Bernard Gabriel Ansel, vingt-neuf ans, peintre sur porcelaine — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Frédéric Bertin, trente-deux ans, mouleur en fer — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Vincent Boyer, vingt-neuf ans, tailleur de pierre — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Barthélémy Cirode, trente-deux ans, sculpteur — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Alphonse Delacour, trente ans, relieur — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Gustave Émile Durand, trente-cinq ans, ouvrier bijoutier — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Émile Victor Duval, vingt-neuf ans, fondeur en fer — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Joseph Fournaise, quarante-deux ans, ouvrier en instruments de précision — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- Léo Frankel, vingt-six ans, ouvrier bijoutier — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- [Hippolyte] Giot*, vingt et un ans, ouvrier peintre — deux mois de prison et 25 francs d’amende
- [Pierre] Malzieux, quarante-deux ans, forgeron — deux mois de prison et 25 francs d’amende
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Le dessin est dû à Auguste Lançon. Ne me demandez pas où et comment je l’ai trouvé.
Livre cité
Troisième procès de l’Association internationale des travailleurs à Paris, Le Chevalier (Juillet 1870).