C’est fini! L’avocat impérial a été exécuté (intellectuellement seulement!) par Leo Frankel. Les journalistes avaient bien noté la stupidité de l’accusation et de son porte-parole:
M. Aulois refait l’historique de l’Internationale, selon les vues de l’accusation.
Il argumente comme un logicien à bout de moyens, en faisant feu de tout bois et prenant les syllogismes par à peu près pour arriver à démontrer que cette société qui s’étale au grand jour est une société secrète.
Lit-on dans Le Rappel daté du 1er juillet. Le
J’ignore à quelle école philosophique M. l’avocat impérial a appris la dialectique,
(dont je ne me lasse pas de me réjouir) de Frankel a dû l’achever. Un ouvrier, un « p’tit juif » comme dit Marx,
Je t’envoie demain les French papers (journaux français) avec les comptes rendus d’audience. Il faut me les renvoyer le plus tôt possible. Le p’tit juif Frankel s’est couvert de lauriers. Tu remarqueras la tendance, tant chez les accusés que dans les journaux, etc., de vouloir s’attribuer (à Paris) l’invention de l’Internationale.
Nous discuterons la dernière phrase de cette lettre (du 10 juillet) au « cher Fred » (Engels) une autre fois.
Mais les lauriers ne suffisent pas.
S’il n’est pas nécessaire d’être fort en logique pour gagner, s’il n’est même pas nécessaire d’être « le droit », il suffit d’être « la force ». Et ils sont la force. Pour poursuivre la métaphore de Frankel, les loups condamnent les agneaux.
L’audience a donc été levée, le 5 juillet et le jugement « renvoyé au vendredi suivant », qui était le 8 juillet (il y a une erreur dans le compte rendu). Mais, comme dit Le Rappel (daté du dimanche 10, mais paru le samedi 9),
C’est aujourd’hui seulement que la sixième chambre doit prononcer son jugement sur l’affaire de l’Internationale. — Hier vendredi, jour marqué pour ce faire, le tribunal n’était pas en mesure et a remis à aujourd’hui.
Arrive donc, le samedi 9 juillet, le jugement. Neuf pages d’attendus… et finalement sont condamnés
- Varlin, Malon, Murat, Johannard, Pindy, Combault et Héligon à un an d’emprisonnement et 100 francs d’amende
- Avrial, Sabourdy, Franquin, Passedouet, Rocher, Langevin, Pagnerre, Robin, Leblanc, Carle, Allard, Theisz, Collot, Germain Casse, Chalain, Mangold, Ansel, Bertin, Boyer, Cirode, Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Frankel, Giot et Malzieux à deux mois de prison et 25 francs d’amende.
Les quarante-six jours de préventive ne sont pas comptés.
Les condamnés rentrent chez eux, puis reçoivent une convocation pour se rendre à la prison de Sainte-Pélagie.
Entre le 9 et le 20 juillet, ils ont encore le temps pour quelques actions. Par exemple, Langevin, Robin et Mangold participent à l’envoi d’un questionnaire, à des fins statistiques, trente-sept questions sur leurs conditions de travail posées aux membres — de cette association dissoute.
Et puis, tous protestent contre la guerre.
AUX TRAVAILLEURS DE TOUS PAYS
Travailleurs,
Une fois encore, sous prétexte d’équilibre européen, d’honneur national, des ambitions politiques menacent la paix du monde.
Travailleurs, Français, Allemands, Espagnols, que nos voix s’unissent dans un cri de réprobation contre la guerre.
Aujourd’hui les sociétés ne peuvent avoir d’autre base légitime que la production et sa répartition équitable.
La division du travail, en augmentant chaque jour les nécessités de l’échange, a rendu les nations solidaires.
La guerre, pour une question de prépondérance ou de dynastie, ne peut être aux yeux des travailleurs qu’une criminelle absurdité.
En réponse aux acclamations belliqueuses de ceux qui s’exonèrent de l’impôt du sang, ou qui trouvent dans les malheurs publics une source de spéculations nouvelles, nous protestons, NOUS QUI VOULONS LA PAIX, LE TRAVAIL ET LA LIBERTÉ.
Nous protestons:
Contre la destruction systématisée de la race humaine;
Contre la dilapidation de l’or du peuple, qui ne doit servir qu’à féconder le sol et l’industrie;
Contre le sang répandu pour la satisfaction odieuse de vanités, d’amours-propres, d’ambitions monarchiques froissées ou inassouvies.
Oui, de tout notre énergie, nous protestons contre la guerre, comme hommes, comme citoyens, comme travailleurs.
La guerre, c’est le réveil des instincts sauvages et des haines nationales.
La guerre, c’est le moyen détourné des gouvernants pour étouffer les libertés publiques.
La guerre, c’est l’anéantissement de la richesse générale, œuvre de nos labeurs quotidiens.
Frères d’Allemagne!
Au nom de la paix, n’écoutez pas les voix stipendiées ou serviles qui chercheraient à vous tromper sur le véritable esprit de la France.
Restez sourds à des provocations insensées, car la guerre entre nous serait une guerre fratricide. Restez calmes, comme peut le faire, sans compromettre sa dignité, un grand peuple fort et courageux.
Nos divisions n’amèneraient des deux côtés du Rhin, que le triomphe complet du despotisme.
Frère d’Espagne!
Nous aussi, il y a vingt ans, nous crûmes voir poindre l’aube de la liberté. Que l’histoire de nos fautes vous serve au moins d’exemple. Maîtres aujourd’hui de vos destinées, ne vous courbez pas comme nous sous une nouvelle tutelle. L’indépendance que vous avez conquise, déjà scellée de votre sang, est le souverain bien. Sa perte, croyez-nous, est pour les peuples majeurs la cause des regrets et des remords les plus amers et les plus poignants.
Travailleurs de tous pays, quoiqu’il arrive de nos efforts communs, nous, membres de l’Association internationale des travailleurs, qui ne connaissons plus de frontières, nous vous adressons comme un gage de solidarité indissoluble les vœux et les saluts des travailleurs de France.
(Suivent 195 signatures.)
C’est dans Le Rappel daté du 13 juillet. Ce journal est paru le 12, il avait donc le texte déjà le 11. Nos amis n’ont pas perdu de temps en sortant du tribunal le 9!
Albert Theisz et Augustin Avrial sont devant le Corps législatif le 17 juillet (voir l’article suivant!).
Et Émile Duval:
Nous, fondeurs en fer de Paris, membres de l’Internationale, déclarons adhérer complètement au manifeste de la Fédération parisienne de l’Internationale; car nous ne reconnaissons nullement les rivalités de puissance à puissance, inventées par les ambitions des despotes pour diviser les peuples et les pousser à des guerres fratricides.
Nous pensons que les peuples français, allemand, prussien, espagnol, etc., sont tous solidaires et qu’ils doivent avoir pour but: l’émancipation complète du travail.
Le délégué à la Fédération parisienne de l’Internationale. — Signé Duval.
(Suivent 800 signatures.)
Huit cents signatures! C’est publié par Le Rappel daté du 20 juillet.
Le 20 juillet, au moment où la guerre est officiellement déclarée, arrivent à Sainte-Pélagie
- Albert Theisz, Camille Langevin, Alphonse Delacour, Amédée Combault, Augustin Avrial, Vincent Boyer,
venant de chez eux, mais accompagnés de gendarmes, si j’en crois la presse, c’est-à-dire La Marseillaise datée du 22 juillet,
puis, le 25 juillet,
- Benoît Malon, Louis Chalain, Paul Robin, Félix Pagnerre, Bernard Gabriel Ansel, Leo Frankel,
le 27, encore
- Pierre Sabourdy, François Mangold,
tous venant de chez eux,
et enfin le 9 août
- Émile Duval,
qui vient du Dépôt, ce qui veut dire qu’il ne s’est pas rendu à la convocation qu’il a reçue, qu’il a fallu aller le chercher… et qu’on l’a trouvé.
J’ai trouvé leurs noms, les dates d’incarcération et même leurs signalements dans les registres d’écrou de la prison de Sainte-Pélagie. Je ne sais pas ce qu’il est advenu des autres (je n’ai pas vu les registres des autres prisons). Ils sont tous restés là jusqu’au 28 août (sauf Ansel qui a été hospitalisé à la Pitié le 26 août), date à laquelle ils ont été transférés, avec d’autres prisonniers « politiques » (mais pas tous les politiques), à la prison de Beauvais… d’où ils sont sortis au bout de quelques jours pour cause de proclamation de République — l’amnistie est immédiatement décrétée par le nouveau gouvernement le 4 septembre (voir le Journal officiel daté du 5 septembre 1870).
*
Puisque nous n’avons pas de portrait d’Émile Duval (à part le croquis de Maxime Lisbonne), voici (en couverture) son signalement dans le registre d’écrou de Sainte-Pélagie (aux archives de Paris). De taille moyenne (pour l’époque), il avait le front haut, était blond et avait les yeux bleus. Je n’ai pas d’amour particulier pour les yeux bleus en général, mais pour tous ceux que je n’ai jamais vus qu’au mieux photographiés en noir et blanc, les mentions claires — yeux bleus, cheveux blonds ou roux, sont assez touchantes.
Livres utilisés
Marx (Karl) et Engels (Friedrich), Correspondance, Éditions sociales (1985).
Troisième procès de l’Association internationale des travailleurs à Paris, Le Chevalier (1870).