Eugène Varlin utilise l’adresse « 33 rue Dauphine, Paris 6e » publiquement, dans les documents de la société des relieurs, depuis au moins 1863.
Il a emménagé là au plus tard en juillet 1862: parmi les documents conservés par la famille (et aujourd’hui dans le fonds Descaves de l’IISH à Amsterdam), on trouve la facture des quelques meubles d’occasion qu’il a acquis, en juillet 1862, pour meubler son logement (un lit, une commode, une table carrée, deux chaises, un sommier, le tout pour 90 francs). Si cette facture ne comporte pas l’adresse de l’acheteur, on trouve aussi, dans le même fonds, des quittances de loyer qui, elles, portent l’adresse (33 rue Dauphine, donc) et la date (les termes d’octobre 1862, janvier et avril 1863).
Non seulement Eugène Varlin habitait 33 rue Dauphine, mais il y travaillait: il commença par emporter son ouvrage chez lui pour mieux gérer ses horaires de travail et son temps libre, puis il se mit à son compte. Vous voyez ci-dessus une de ses cartes de visite professionnelles (malheureusement sans date), conservée au Musée Carnavalet.
Il est difficile de savoir exactement comment se présentait cet immeuble dans les années 1860. Il avait alors quatre-vingt-dix ans et était en bon état.
Voici quand même quelques informations. En 1862, il y avait, à gauche de la porte cochère, un marchand de beurre et œufs au détail et une marchande de cols, à droite un marchand de bottes, au coin de la rue Christine un marchand de vin, et une fruitière sur la rue Christine. Sous le porche on trouvait encore un entrepreneur de voitures et le concierge. Il y avait une cour. Et un escalier au fond de la cour.
J’ai cherché une description du logement qu’occupait Eugène Varlin. Le « calepin des propriétés bâties », aux archives de Paris, d’où j’ai tiré tous ces renseignements, est assez imprécis. Les locataires y sont souvent définis comme « une ouvrière », « un étudiant », « un ouvrier » sans précision de leur nom. On y voit toutefois l’arrivée, en 1867, d’un « Varlin » dans un « cabinet sans feu » (une chambre sans cheminée) au quatrième étage en face de l’escalier du bâtiment du fond. Notez que le « quatrième » est bien l’étage mansardé, le premier compte comme entresol.
Trois possibilités:
- soit il y a « n’importe quoi » dans le calepin, ce qui n’est pas absolument exclu,
- soit Eugène Varlin a changé de chambre en 1867,
- soit c’est un autre Varlin qui a pris la chambre face à l’escalier en 1867.
Ce qui nous amène à l’assertion lue dans les biographies d’Eugène Varlin, selon laquelle il vivait avec un de ses frères. Eugène Varlin avait deux frères plus jeunes,
- Louis Benjamin, né le 7 mars 1844,
- Hippolyte Armand, né en 1847.
(Il avait aussi une sœur aînée, Clémence Denise, née en 1836, mais elle est morte en 1865.)
Louis Varlin, qui avait subi un grave accident au cours de la fenaison, à Claye-Souilly, en 1857, était handicapé et travaillait comme expéditionnaire (employé de bureau). En 1868, il habitait 152 quai de Jemmapes (cette adresse figure dans les statuts du restaurant coopératif la Marmite, à propos duquel je mettrai bientôt un article sur ce site). Pendant la Commune, il a travaillé au service des contributions 33 quai des Augustins et il a en effet vécu 33 rue Dauphine, à 300 mètres de son lieu de travail. C’est 33 rue Dauphine qu’il a été arrêté le 26 mai 1871, pendant la Semaine sanglante. À cette époque, pendant la Commune, Eugène Varlin vivait sans doute dans le dix-septième arrondissement. Louis déclara au cours d’un interrogatoire qu’il avait succédé à son frère.
Avant la Commune, quand Louis vivait quai de Jemmapes, c’est Hippolyte, qui était ouvrier peintre en bâtiment comme son beau-frère Eugène Proux (le mari de Clémence), qui vivait 33 rue Dauphine. C’est l’adresse qu’il a donnée quand il est allé déclarer la mort de son père, Alexandre Varlin, le 25 octobre 1870 (pendant le siège de Paris), à la mairie du douzième arrondissement.
Si l’un des d’eux a vécu avec Eugène Varlin, c’est donc le benjamin, Hippolyte.
La chambre dans laquelle Louis a été arrêté était — aussi — celle où vivait Hippolyte. Celui-ci avait quitté Paris depuis la fin du siège, sans doute pour retourner à Claye-Souilly, et avait laissé là l’uniforme de garde national qu’il avait porté pendant le siège…
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Cette adresse, 33 rue Dauphine, fait partie de l’histoire du mouvement ouvrier à Paris. Elle est apparue notamment
- comme siège provisoire de l’association gérant le restaurant coopératif la Marmite (19 janvier 1868, 15 mars 1868), et comme adresse de son président (7 février 1868),
- comme une des adresses où sont reçues les souscriptions en faveur des grévistes de Genève (mars 1868, 19 avril 1868 dans le Courrier français),
- comme adresse d’un des signataires de l’ « Appel aux électeurs de 1869 », dans l’Opinion nationale du 22 avril 1869,
- comme celle d’un des signataires d’un appel aux « Démocrates socialistes » après les provocations policières qui ont suivi les élections législatives, dans l’Internationale du 4 juillet 1869,
- comme celle d’un secrétaire correspondant de l’Association internationale dans les communications ouvrières de la Marseillaise datée du 9 février 1869.
C’est aujourd’hui un hôtel assez luxueux, à l’image de l’arrondissement, qui n’est plus depuis longtemps celui des relieurs, qui n’est même plus beaucoup celui des libraires.
Parmi les couches d’histoire qui se sont déposées sur cet immeuble, à mi-parcours entre la Commune et nous, il y a eu la grande époque de Saint-Germain-des-Prés. Une histoire que les hôtels de luxe et les galeries du sixième d’aujourd’hui ne craignent pas d’assumer: oui, il y a une plaque sur l’ « immeuble d’Eugène Varlin », mais elle n’apprend pas aux passants que c’est « son » immeuble.
Si les quittances de loyer conservées par Eugène Varlin stipulaient:
Le locataire ne peut pas mettre de caisses à fleurs sur les croisées.
les croisées sont aujourd’hui (été 2018) uniformément ornées de caisses de géraniums (rouges, quand même…)
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Comme je l’ai dit, la carte de visite d’Eugène Varlin vient du musée Carnavalet, ici.
Le « calepin des propriétés bâties » a la cote D1P4 332 aux Archives de Paris.
J’ai fait la photographie.
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Voici une liste de biographies d’Eugène Varlin ou de livres à lui consacrés:
Faillet (Eugène), Biographie de Varlin, Perreau, Paris (1885).
Foulon (Maurice), Eugène Varlin, relieur et membre de la Commune, Mont-Louis, Clermont-Ferrand (1934).
Bruhat (Jean), Eugène Varlin, Éditeurs français réunis (1975).
Varlin (Eugène), Pratique militante & écrits d’un ouvrier communard, présenté par Paule Lejeune, Maspero (1977)
Cordillot (Michel), Eugène Varlin, internationaliste et communard, Spartacus (2016).