C’est le 22 juin 1871, il est neuf heures du matin.

Un ouvrier orfèvre de trente ans sort de chez lui, 63 rue d’Angoulême (aujourd’hui rue Jean-Pierre-Timbaud).

Accompagné de deux amis, le marchand de vins d’en face et un collègue orfèvre du boulevard de Belleville, il se rend à la mairie du onzième arrondissement. Ils prennent sans doute la rue Saint-Maur, puis la rue du Chemin-Vert et l’avenue Parmentier. Il fait beau, les cadavres d’il y a trois semaines ont été enlevés, les odeurs de poudre, d’incendie, de sang commencent à s’estomper. Il reste les traces de balles, d’obus, les rues dépavées, et les rondes de soldats. L’odeur de la défaite.

L’ouvrier porte un enfant nouveau-né dans les bras. C’est un petit garçon. Il est né hier soir à dix heures. La jeune mère est restée se reposer à la maison, du moins je l’espère: elle est blanchisseuse, et c’est un métier épuisant.

À la mairie, ils montent vers le bureau de l’état civil, croisant un ouvrier de la manufacture des tabacs venu déclarer la naissance d’une petite Caroline et un menuisier qui, lui, a déclaré la mort de sa mère.

C’est leur tour. Le jeune père défait les langes. L’employé constate le sexe de l’enfant. Puis il pose les questions habituelles, noms des parents, ha! Auguste et Augustine, dit-il peut-être. Ils sont mariés, le père a apporté les papiers.

— Alors, Monsieur Varlin, vous l’appelez comment, votre fils?

— Eugène.

Là, il n’est pas exclu que l’employé tique. Qu’il essaie de demander un autre prénom, pour que l’enfant puisse choisir.

— On l’appelle Eugène, c’est décidé. Eugène Varlin. Vous pouvez écrire.

Il n’est pas exclu non plus qu’Auguste Varlin, ainsi s’appelle le père, pense: « vous nous en tuez un, on vous en fait un autre » ou quelque chose du même genre. Ils l’ont décidé ensemble, Auguste et Augustine. Un seul prénom, aucun choix, aucune ambiguïté, l’enfant s’appelle Eugène Varlin.

Et l’employé écrit

Du vingt deux Juin mil huit cent soixante onze à neuf heures et demie du matin. Acte de naissance d’Eugène Varlin, à nous présenté…

et ce que vous pouvez lire sur l’acte reproduit en couverture.

Eugène Varlin, ouvrier relieur, membre de la Commune, né le 5 octobre 1839 à Claye-Souilly, a été assassiné le 28 mai à Montmartre. Auguste Aimé est un cousin germain. Le père d’Auguste Aimé, Louis Auguste Varlin, était un oncle et le parrain d’Eugène Varlin (le relieur). Il est possible que le père d’Eugène, Aimé Alexandre, ait été le parrain de son neveu Auguste Aimé. 

*

Malgré ma fréquentation assidue des registres d’état civil du onzième arrondissement (voir par exemple Comme une rivière bleue), je n’aurais pas « assisté » à cette scène profondément touchante si cette naissance ne m’avait été signalée par Madame Mireille Lopez, que je remercie de tout mon cœur pour tout ce qu’elle m’a appris sur Claye-Souilly et la famille Varlin, soit via le très beau site Claye-Souilly Découverte, soit par les réponses qu’elle a apportées à mes questions. Le petit Eugène Varlin dont vous venez d’apprendre la naissance est mort, à l’âge de vingt et un ans, le 22 octobre 1892 à Claye-Souilly où il rendait visite à sa famille et a donc aussi trouvé sa place dans les archives départementales de la Seine-et-Marne.

L’acte reproduit ci-dessus vient, lui, des Archives de Paris.