La méthode « Galin-Paris-Chevé » permet « aux masses » de lire — et donc de chanter — la musique.

Des analphabètes peuvent-ils chanter l’opéra? C’est une façon dont la question était posée, dans la première moitié du dix-neuvième siècle.

Pour chanter, on peut répéter une mélodie que l’on a entendue, ou alors, il faut lire une partition. La lecture de la musique est difficile. Une note est un gros point placé sur une ligne ou entre deux lignes d’une portée, mais ce n’est pas tout: ceci

est illisible. La valeur des notes dépend de la « clef » placée au début de la ligne, telle la célèbre « clef de sol deuxième » qui indique que les gros points placés sur la deuxième ligne sont des sols. C’est le cas pour cette mesure que j’ai prélevée dans une partition pour soprano. Ce ne serait pas le cas si, comme Eugène Varlin, vous aviez une voix de basse. Vous êtes soprano, vous croyez être sauvée, vous allez chanter ré si si la do mi. Tout faux! C’est ré si bémol si bémol la do mi bémol. Parce que la loi a été fixée au début: aujourd’hui, tous les si et tous les mi sont bémolisés.

Voilà pourquoi les analphabètes ne chantent pas La flûte enchantée…

Une partition est un objet hermétique à ceux qui n’ont pas appris le solfège. Pourtant, chanter, on aime ça, même dans les classes populaires — souvent analphabètes au dix-neuvième siècle.

« Galin-Paris-Chevé », ce sont Nanine Paris (1800-1868), son frère Aimé Paris (1798-1866) et son mari Émile Chevé (1804-1864). Et Pierre Galin (1786-1821), un des fondateurs de la méthode, dont l’idée remonte à Jean-Jacques Rousseau… L’idée est simple: les notes sont représentées par les chiffres de 1 à 7. Les « altérations » (dièse, bémol) sont indiquées. Si cette méthode semble à peu près inconnue des musiciens français d’aujourd’hui, elle est utilisée en Chine sous le nom de Jianpu (« système simplifié »).

Les Paris-Chevé étaient des militants de cette méthode. Le désir de faire accéder les classes populaires à la culture s’accorde avec le fait qu’ils étaient des fouriéristes. On trouvera des informations sur ces trois personnes et sur leur système sur un site consacré à Charles Fourier et aux fouriéristes, précisément sur cette page.

Vous trouvez peut-être que nous sommes un peu loin de la Commune de Paris. Pas tout à fait. D’une part parce que l’on rencontre des fouriéristes parmi les communards. Et surtout ici parce qu’Eugène Varlin a été un actif propagandiste de la méthode Galin-Paris-Chevé.

Il a d’abord suivi des cours, dont subsiste un des « devoirs » qu’il a rendus, dont voici la première page:

Il a chanté, avec sa voix de basse, dans une chorale dirigée par Armand Chevé, fils de Nanine et Émile Chevé. Il l’a raconté lui-même dans un des premiers articles qu’il ait écrit pour un journal (le deuxième, pour être précise). Vous verrez (c’est l’article suivant sur ce blog) qu’il est très impliqué dans la vie de la chorale et enthousiaste pour les bienfaits de la méthode!

Son article est paru le 18 juin 1865 dans La Tribune ouvrière, il a été repris le 25 dans La Réforme musicale. À ces dates, Eugène Varlin, qui avait vingt-cinq ans, et était ouvrier relieur, était déjà un militant ouvrier et même déjà membre de l’Association internationale des travailleurs, dont il avait déjà signé au moins un texte public.

Un mot sur les influences fouriéristes, pour finir. Il est d’usage de mentionner de possibles influences fouriéristes sur le jeune Varlin, à propos des positions (très minoritaires) qu’il a prises, avec Antoine Bourdon, au sujet des femmes et de l’éducation, au Congrès de l’Association internationale, à Genève en 1866. La position très ferme prise par Eugène Varlin l’année suivante sur le travail des femmes mérite d’être mentionnée à nouveau (voir notre article maison) ici. On verra d’ailleurs dans l’article même d’Eugène Varlin que les opinions « féministes » des fouriéristes sont aussi actives dans le chant choral!

Antoine Bourdon, graveur, était un ami proche d’Eugène Varlin, lui aussi membre de l’Association internationale. Il était secrétaire de la rédaction de La Tribune ouvrière. Il a lui aussi écrit un article sur les cours d’Armand Chevé dans ce journal.

S’il y a eu des influences fouriéristes sur ces internationalistes, elles sont aussi passées par la musique!

À suivre: l’article d’Eugène Varlin

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Le portrait de Nanine Chevé par Marie-Alexandre Alophe vient de Gallica, là.

Sur le site de l’Association d’études fouriéristes, on trouvera, outre l’article sur les Paris-Chevé, la reproduction de l’article de Michel Cordillot que j’indique ci-dessous.

Le « devoir » d’Eugène Varlin complet est dans le fonds Descaves, à l’IISH d’Amsterdam.

Enfin, en marge de cet article, je précise qu’une des sources de mon intérêt pour la méthode Galin-Paris-Chevé est dans les travaux poétiques de mon ami Frédéric Forte, dont on trouvera des indications sur cette page.

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Desmars (Bernard) et Guengant (Jean-Yves)Chevé, Emile, Dictionnaire biographique du fouriérisme (2010), en ligne.

Freymond (Jacques)La Première internationale, recueil de documents, vol. 1, Droz, Genève (1962).

Cordillot (Michel)Le fouriérisme dans la section parisienne de la Première internationale, 1865-1866, Cahiers Charles Fourier (1992).