Sous l’égide de Charles Fourier, voici Alix Payen et sa famille.

Alix Payen est née Alix Milliet en 1842. Elle était le deuxième enfant de Félix Milliet et de Louise de Tucé.

Un de ses frères, Paul Milliet, né en 1844, fut peintre et historien de l’art. À la fin de sa vie, il écrivit des mémoires familiaux, dont une partie parut dans les Cahiers de la quinzaine, de Charles Péguy, en 1911, et l’intégralité en deux volumes, sous le titre Les Milliet, une famille de républicains fouriéristes, en 1915-1916 (à compte d’auteur, si je comprends bien).

Les Milliet étaient républicains, peut-être fouriéristes, mais on ne trouve pas vraiment de discussion ou de présentation des théories de Charles Fourier dans ces livres de Paul Milliet, dont le titre n’est pas absolument approprié. 

Il faut quand même noter qu’Alix et sa sœur ont été instruites comme leurs frères. Le côté « féministe » des fouriéristes est présent dans la famille Milliet.

Plusieurs chapitres du deuxième tome du livre de Paul Milliet sont consacrés à la Commune de Paris. Écrits longtemps après les faits et fondés, autant sur les souvenirs de Paul Milliet que sur les lectures qu’il a faites, ils ne sont pas très instructifs. 

Il y a pourtant dans ce livre une pépite, ce sont les lettres d’Alix. Elle avait vingt-neuf ans, était mariée à Henri Payen, un employé bijoutier, sergent dans la Garde nationale. Par amour pour lui, dit-on, mais sans aucun doute aussi pour défendre ses convictions (voir la lettre du 10 avril ci-dessous), elle s’est engagée, le 12 avril, comme infirmière. Elle a alors écrit régulièrement à sa mère.

Les lettres d’ « Une ambulancière de la Commune de Paris » ont été publiées par Paul Milliet dans les Cahiers de la quinzaine et, dans une version un peu plus longue, dans son livre. Le texte des Cahiers a été repris dans le recueil Mémoires de femmes mémoire du peuple par Louis Constant dans la petite collection Maspero en 1978. Il faut noter que Paul Milliet était lui-même garde national pendant la Commune, même s’il ne se met pas en avant dans cette histoire.

On va le voir, il y a des différences entre les deux versions données par Paul Milliet (Cahiers de la quinzaine vs son livre) qui montrent à l’évidence qu’il est intervenu sur le texte de sa sœur (Alix Payen est morte le 25 décembre 1903, avant la publication de ses lettres), notamment en supprimant ou déplaçant des informations. Le caractère de témoignage de ces textes n’en reste pas moins incontestable. 

Je vais reproduire tous ces textes dans cet article et les prochains (huit articles en tout, une série que j’interromprai peut-être pour des questions d’actualité), en les complétant de quelques autres lettres d’Alix ou d’autres membres de sa famille (extraites aussi du livre de Paul Milliet, bien sûr). J’en profiterai pour préciser certaines dates et personnages.

*

Je vais d’ailleurs commencer « avant » la Commune. Les lecteurs de ce site ont certainement compris que je ne considère pas « la Commune » comme commençant le 18 mars 1871. Et je vais commencer par une lettre de la jeune sœur d’Alix, Louise Milliet, qui a dix-sept ans. Des échos du siège, des bombardements, du rationnement, et de la journée du 22 janvier place de d’Hôtel-de-Ville.

Louise Milliet à son frère

23 janvier 71

Voici deux nuits que nous couchons chez Alix [Alix et son mari vivent sur la rive droite, rue Martel, dans le dixième arrondissement]. La nuit précédente, maman n’avait pas pu dormir à cause du bruit des obus [les obus prussiens tombent sur les quatorzième et cinquième arrondissements], puis tout le monde déménage de la maison, et tous nous conseillent de partir. Nous nous sommes décidées, au grand déplaisir de papa. Enfin, puisque c’est une nécessité! Rosalie va chercher notre maigre ration de pain.

Les affaires politiques ne marchent pas bien. Hier, nous quittions notre appartement, chargées de paquets; nous savions que l’omnibus ne part plus que de la fontaine Saint-Michel [à cause des bombardements prussiens]. Là on nous dit qu’il ne marche plus du tout; on craint que les voitures soient renversées pour faire des barricades. — Impossible de passer sur le pont Saint-Michel; nous faisons un grand détour, mais il y avait une foule de brancardiers qui allaient et de blessés qui revenaient. Bien des gens, tombés dans la bousculade, étaient tout beurrés de boue. Le bataillon de Belleville était allé libérer Flourens emprisonné à Mazas [à la suite de la journée du 31 octobre]. Ils voulaient renverser le Gouvernement et proclamer la Commune. On a pillé deux mille rations de pain dans les boulangeries municipales [J’ignore la source de cette information]. Cela va priver bien des pauvres gens. On criait: « À bas Trochu! » Il a été obligé de donner sa démission de Gouverneur de Paris. C’est Vinoy qui a pris sa place: on ne gagne pas beaucoup au change. — Le bataillon de Belleville voulait la Commune; les mobiles bretons défendaient Trochu, et ils se sont tirés des coups de fusil. Il y a eu 20 morts et 40 blessés [il semble que les mobiles bretons aient commencé à tirer]. C’est vraiment triste de voir qu’on se tue entre Français.

Trochu n’a plus la confiance de personne; il a parlé et agi de façon à épouvanter la population et à semer le découragement. L’armistice de deux jours, qu’il demandait pour enterrer les morts et enlever les blessés, lui ont été refusés [a été refusé?].

De chez Alix nous entendons bombarder Saint-Denis. Il nous faudra peut-être déguerpir bientôt, on n’est en sûreté nulle part.

J’ai vu passer l’autre jour des prisonniers prussiens; ils étaient tout jeunes et avaient des mines de galériens.

 

Alix Payen à son mari

Paris, 24 janvier 1871

Cher Henri [Henri Payen est sans doute aux remparts avec son bataillon],

Je t’écris sans courage, puisque mes lettres ne t’arrivent pas. J’ai grande envie de te voir et je suis triste comme un bonnet de nuit. Dimanche, on s’est tiré des coups de fusil à l’Hôtel de Ville. Le remplacement de Trochu par Vinoy ne contente personne. Ce n’est pas là un changement puisqu’ils combinaient toujours ensemble leur opérations. On entend dire tout haut que les généraux, qui n’avaient pas de canons à Montretout, ont bien su en trouver pour les braquer sur l’Hôtel de Ville. En effet il y avait là un appareil de mitrailleuses, qu’on eût mieux aimé voir tourner contre les Prussiens. Je vois qu’il faut rabattre de ma confiance dans le Gouvernement. Les généraux n’ont qu’un désir: capituler. Ils ne veulent pas voir que les mobiles et les gardes nationaux sont devenus de vrais soldats. La proclamation de Vinoy rend trop évident son peu d’espoir de nous sauver. Ah! si Gambetta était ici! Je crois qu’il secouerait tout ce monde-là et donnerait un peu de son énergie aux plus mous.

Je suis pleine d’idées noires: si Paris capitule, les gardes nationaux seront emmenés prisonniers de guerre. Cher Henri, je compte sur toi: même si ton bataillon tout entier se rendait, ne te rends pas! Défends-toi jusqu’au bout, quitte à être tué. De mon côté, je te le promets, je tuerai le premier de ces assassins que je rencontrerai dans Paris, bien sûre de la mort qui m’attend.

Au revoir, mon chéri bien-aimé, à bientôt, j’espère, tâche d’avoir une permission d’un jour. Je t’embrasse bien tendrement.

Ta pauvre délaissée

Alix

 

En avril, toute la famille est à Paris, sauf le père, Félix Milliet, qui est à « la Colonie » (voilà un titre fouriériste) de Condé (dans la forêt de Rambouillet). 

Madame Milliet à M. Félix Milliet

Paris, 7 avril 1871

Nous sommes bloqués, mon cher ami, presque comme au temps du siège. Je ne quitterai pas Paris avant que les hostilités aient cessé. Assez de sang! On parle de 7.000 morts. À Versailles, on fusille les prisonniers, on commet mille horreurs. De son côté la Commune a pris des otages; on pille les couvents. Une fois lancé dans cette voie, où s’arrêtera-t-on? Les membres de la Commune s’emprisonnent les uns les autres; Assi est en prison. — Le canon a cessé de tonner aujourd’hui; les Parisiens restent sur la défensive, c’est ce qu’ils auraient toujours dû faire. Tu sais sans doute que Flourens est tué, ainsi que deux autres généraux fédérés. Nous avons été bien inquiets de M. Delbrouck. Il s’est trouvé sous le feu du Mont-Valérien, et venait de quitter Flourens à Rueil, un instant avant sa mort.

Paul va bien; il a bien de la peine à concilier son service et les concours aux Beaux-Arts, qui continuent quand même. Les deux en souffrent. Cela lui fait une vie bien fatigante; je ne suis point de trop auprès de lui.

Nous t’embrassons tous tendrement.

*

Alix Payen à M. Milliet

Lundi 10 avril

Cher père

On fait courir en province les bruits les plus effrayants sur Paris; nous n’avons pourtant rien pillé ni tué, quoi qu’en disent les Versaillais. Ces abominables Communeux ont brûlé solennellement la guillotine l’autre jour [Le 6 avril, voir notre article]. Ils sont superbes d’entrain, de conviction, tous ces bataillons. Quelle leçon pour Trochu! Cependant, les Amis de l’Ordre ont une tendance irrésistible à franc-filer.

Hier nous sommes allées, Louise et moi, voir le bombardement des Champs-Élysées. C’est, comme pendant le premier siège, une foule énorme de curieux. Chacun dit: c’est folie de s’exposer ainsi inutilement, mais cela n’arrête personne. L’Arc de triomphe a reçu plusieurs obus; heureusement jusqu’ici les sculptures sont intactes. Nous suivions une rue parallèle à l’avenue lorsqu’un obus est tombé si près de nous que tes deux filles ont détalé vivement. Nous avions regret de ne pas ramasser un éclat, mais j’avais Louise sous ma garde. Il y a eu un certain nombre de victimes dans l’avenue. En revenant nous avons vu un magnifique et bien triste cortège. Cinq chars funèbres, ornés de drapeaux rouges, sont venus à l’ambulance du Palais de l’Industrie chercher les cadavres des gardes nationaux. Il y avait une foule considérable. Le deuil était mené par quelques membres de la Commune ceints de l’écharpe rouge. Les tambours faisaient entendre leurs roulements lugubres, puis la musique jouait une marche funèbre, à laquelle les obus faisaient un accompagnement émouvant. Une foule immense était là, immobile, silencieusement recueillie, quand une salve de mitraille, tombée près de l’Arc de triomphe, sembla donner au cortège le signal du départ.

Puis, Alix s’engage, comme nous le verrons dans l’article suivant. À suivre, donc.

*

Un ami a attiré mon attention sur les lettres d’Alix dans les Cahiers de la quinzaine et dans le petit livre Maspero. Grâce à quoi j’ai écrit cette série d’articles. 

Les deux tomes du livre de Paul Milliet et les Cahiers de la quinzaine sont sur Gallica.

Même si je n’ai pas été absolument convaincue du fouriérisme de Paul Milliet, je n’ai pas résisté, pour illustrer cet article, au beau portrait de Charles Fourier par Jean Gigoux, ici gravé par Louis Calamatta. Il vient de Gallica, là

Livres cités

Milliet (Paul)Une famille de républicains fouriéristes II, chez l’auteur (1916).

Mémoires de femmes mémoire du peuple, Anthologie réunie par Louis Constant, Petite collection Maspero (1978).