Suite de l’article n°1 de cette série.

Et puis, le 18 mars, c’est la Commune. Et le 2 avril, la guerre versaillaise commence. Il faut donner des nouvelles au père, Félix Milliet, qui, alors que toute la famille est à Paris, est à « la Colonie » (voilà un titre fouriériste) de Condé-sur-Vesgre (dans la forêt de Rambouillet). 

La première de ces lettres est due à la mère d’Alix.

Madame Milliet à M. Félix Milliet

Paris, 7 avril 1871

Nous sommes bloqués, mon cher ami, presque comme au temps du siège. Je ne quitterai pas Paris avant que les hostilités aient cessé. Assez de sang! On parle de 7.000 morts. À Versailles, on fusille les prisonniers, on commet mille horreurs. De son côté la Commune a pris des otages; on pille les couvents. Une fois lancé dans cette voie, où s’arrêtera-t-on? Les membres de la Commune s’emprisonnent les uns les autres; Assi est en prison. — Le canon a cessé de tonner aujourd’hui; les Parisiens restent sur la défensive, c’est ce qu’ils auraient toujours dû faire. Tu sais sans doute que Flourens est tué, ainsi que deux autres généraux fédérés. Nous avons été bien inquiets de M. Delbrouck. Il s’est trouvé sous le feu du Mont-Valérien, et venait de quitter Flourens à Rueil, un instant avant sa mort.

Paul va bien; il a bien de la peine à concilier son service et les concours aux Beaux-Arts, qui continuent quand même. Les deux en souffrent. Cela lui fait une vie bien fatigante; je ne suis point de trop auprès de lui.

Nous t’embrassons tous tendrement.

*

Alix Payen à M. Milliet

Lundi 10 avril

Cher père

On fait courir en province les bruits les plus effrayants sur Paris; nous n’avons pourtant rien pillé ni tué, quoi qu’en disent les Versaillais. Ces abominables Communeux ont brûlé solennellement la guillotine l’autre jour [le 6 avril, voir notre article, cette mention confirme la date de la lettre]. Ils sont superbes d’entrain, de conviction, ces bataillons. Quelle leçon pour Trochu! Cependant, les Amis de l’Ordre ont une tendance irrésistible à franc-filer.

Hier nous sommes allées, Louise et moi [Louise est la jeune sœur dont nous avons lu une lettre dans l’article précédent, elle a dix-sept ans], voir le bombardement des Champs-Élysées. C’est, comme pendant le premier siège, une foule énorme de curieux. Chacun dit: c’est folie de s’exposer ainsi inutilement, mais cela n’arrête personne. L’Arc de triomphe a reçu plusieurs obus; heureusement jusqu’ici les sculptures sont intactes. Nous suivions une rue parallèle à l’avenue lorsqu’un obus est tombé si près de nous que tes deux filles ont détalé vivement. Nous avions regret de ne pas ramasser un éclat, mais j’avais Louise sous ma garde. Il y a eu un certain nombre de victimes dans l’avenue. En revenant nous avons vu un magnifique et bien triste cortège. Cinq chars funèbres, ornés de drapeaux rouges, sont venus à l’ambulance du Palais de l’Industrie chercher les cadavres des gardes nationaux. Il y avait une foule considérable. Le deuil était mené par quelques membres de la Commune ceints de l’écharpe rouge. Les tambours faisaient entendre leurs roulements lugubres, puis la musique jouait une marche funèbre, à laquelle les obus faisaient un accompagnement émouvant. Une foule immense était là, immobile, silencieusement recueillie, quand une salve de mitraille, tombée près de l’Arc de triomphe, sembla donner au cortège le signal du départ.

Puis, Alix s’engage. La lettre suivante, qu’elle adresse à sa mère, est la première des lettres « de l’infirmière », parues dans les Cahiers de la quinzaine et reproduites dans Mémoires de femmes mémoire du peuple. Elle n’est pas datée. Mais il n’y a pas de doute qu’elle est du 17 avril, comme la suite le montrera. En tout cas, c’est un lundi et ce qu’elle dit avoir fait le dimanche n’est pas ce qu’elle vient de nous dire qu’elle a fait le dimanche 9 avril. D’autre part, si j’en crois les relevés pluviométriques publiés par les Comptes rendus de l’Académie des Sciences, il n’a pas plu les 9 et 10 avril à Paris. 

Alix Payen à madame Milliet

Issy, [17] avril 1871.

Chère mère,

Tu t’étonnes, n’est-ce pas, de recevoir une lettre de moi datée d’Issy ? C’est toute une histoire et je suis stupéfaite d’avoir eu toute seule tant de décision. Tu vas peut-être me gronder, tant pis ! c’est fait. Depuis quelques jours le bataillon de mon mari avait quitté la caserne du Prince Eugène et occupait les baraquements du Champ de Mars. Hier dimanche je pars de bonne heure pour faire visite à mon gros. Déception ! ils étaient partis dans la nuit. — C’est le moment, pensai-je, de mettre mon plan à exécution. Je rêvais d’être ambulancière dans le bataillon d’Henri et de le suivre partout. Je cours à la mairie, je m’adresse à M. S. qui, après mille objections, finit par m’accorder ma demande. Il a été d’une obligeance extrême. Pendant que je préparais ma petite pharmacie, il allait à l’Hôtel de Ville faire signer mon brevet, puis nous partons en voiture découverte pour Issy.

Ce petit voyage m’a paru charmant. Il faisait une belle journée d’avril, entremêlée de pluie et de soleil.

Songe que depuis le siège je n’avais pas franchi les fortifications ; aussi la verdure naissante, les champs, les arbres, la Seine coulant dans la campagne, tout cela me paraissait nouveau et ravissant. Même les petites ondées, qui tombaient sans cacher le soleil, étaient gaies et faisaient du bien. Qu’il y avait longtemps, bon Dieu, que je n’avais respiré de l’air vrai ! Comment avons-nous pu vivre si longtemps dans cette grande prison !

A Issy on nous apprend que mon bataillon campe dans le cimetière. Nous y allons. M. S. m’amenait là bien à contrecœur et me répétait qu’il était encore temps de me raviser.

Quelques balles passent près de nous sans nous atteindre, et nous voilà dans le cimetière, où je retrouve Henri.

J’aurais voulu, chère mère, que tu voies sa figure. Il était rayonnant, attendri. Il a essayé pourtant de gronder un peu, disant que je n’étais pas raisonnable, mais comme sa figure démentait ses paroles ! Je lui ai exhibé fièrement mon brevet, et alors il m’a embrassée de tout son cœur, de manière même à m’écraser un peu, et ma foi le père S. est reparti tout seul. — Henri alors m’a présentée à une foule de braves gens ; ils aiment tant leur sergent qu’ils ont tout de suite été très gentils pour moi. J’ai fait aussi connaissance avec la cantinière, jeune négresse très originale et très spirituelle. La femme du capitaine m’a semblé, au contraire, d’une bêtise surprenante.

À suivre

*

J’ai reproduit l’image trouvée dans la vilaine numérisation du livre de Paul Milliet. 

Livres et articles utilisés

Milliet (Paul)Une famille de républicains fouriéristes II, chez l’auteur (1916).

Mémoires de femmes mémoire du peuple, Anthologie réunie par Louis Constant, Petite collection Maspero (1978).

Observations météorologiques faites à l’Observatoire de Paris — Avril 1871, Comptes rendus de l’Académie des Sciences, n°72, Janvier-Juin 1871, pp. 548-549.