La lettre suivante d’Alix semble suivre immédiatement la précédente: elle s’installe à Issy. 

Alix Payen à madame Milliet

Sans date [18 avril]

Chère mère,

Je suis arrivée à bon port et j’ai avec la cantinière et une autre dame une chambre dans Issy. Le bataillon est dans le cimetière dont les murs sont crénelés et dont l’état est épouvantable [Voir le plan ci-dessus]. Déjà du temps des Prussiens, les bombes ont ouvert des caveaux. C’est là que les gardes se mettent à l’abri.

Deux de nos hommes ont eu à mon sujet une lutte de générosité très drôle. Comme la pluie ne cesse guère, chacun m’offrait un abri dans le tombeau qu’il s’était choisi pour logement, et c’était à qui ferait le mieux valoir son immeuble. — « Le mien, disait Chanoine [Ouvrier bijoutier de la fabrique d’Henri Payen.][Ils vivent et travaillent dans le dixième, ils sont dans le même bataillon] a des verres de couleurs ! — Le mien, ripostait l’autre, a une marche où l’on peut s’asseoir. — Va donc ! reprenait dédaigneusement Chanoine, avec ton misérable caveau pour cinq ans ; moi, c’est une concession à perpétuité ! » Cette raison décisive a clos le débat, mais je suis restée dehors, roulée dans ma couverture. C’est impayable de voir ces caveaux à plusieurs étages remplis de soldats qui ronflent, chacun sur son étagère.

Cette nuit, la fusillade a été continuelle [voir ci-dessous]; je n’ai pu fermer l’œil ; avec cela il pleuvait à verse. Un homme de la compagnie d’Henri a été blessé à la jambe ; on l’a amputé ce matin [voir aussi ci-dessous]. Le chirurgien ne veut pas venir dans les tranchées, et c’est pourtant là qu’il serait utile, puisque les attaques reprennent toutes les nuits.

J’ai apporté mon petit embryon de pharmacie et je reste cette nuit dans la tranchée. J’espère n’avoir pas de blessés à soigner.

Mon coup d’essai comme infirmière a été pour mon pauvre gros. Toute la journée les fédérés ont tiraillé, et la tabatière du fusil d’Henri lui a craché à la figure. Il a l’œil droit tout meurtri, plein de grains de poudre, mais l’œil est intact.

Je t’assure que jamais je n’avais entendu si bien les obus, les balles, les boulets ; les balles de rempart surtout font grand’peur. — Notre campement est très pittoresque, mais les hommes sont bien fatigués. On ne les relèvera que demain matin.

Je suis en ce moment dans les ruines de la loge de concierge du cimetière, et il y a un gros canon sur la route, tout à côté, qui m’assourdit toutes les dix minutes. Je n’aperçois que les toits du fort d’Issy qui sont dans un état de délabrement affreux. On ne donne pas la permission d’entrer au fort, et pourtant je serais bien contente de savoir si Paul y est. — À travers les créneaux nous voyons distinctement d’où partent les coups de feu des Versaillais. Ils ont tiraillé toute la journée, mais personne chez nous n’a été atteint aujourd’hui.

Tâche de me donner des nouvelles de vous tous et surtout de Paul. Adresse ta lettre au sergent Payen, 153e bataillon, 3e compagnie, à Issy. — Dans quelques jours, j’irai te voir, car on va et vient assez facilement.

Je t’embrasse bien fort. Ta fille affectionnée.

La fusillade continuelle est cohérente avec le fait que les Versaillais ont été repoussés dans la nuit du 17 au 18 (voir le rapport de La Cécilia dans le Journal officiel du 19 avril). Il se peut que les petites pluies de la journée du 17 et les grosses pluies de la nuit aient ensemble donné l’importante pluviométrie notée dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences pour le 17 avril.

Il n’est pas impossible que le soldat amputé soit le citoyen Deshayes, dont parle une lettre du commandant du 153e au Journal officiel (parue le 18 avril):

Issy, 17 avril 1871

Au citoyen directeur du Journal officiel

Citoyen

Le 153e bataillon a eu la douleur, cette nuit, d’avoir un de ses hommes, le nommé Deshayes, blessé par un obus aux deux jambes. Cette blessure, très grave, nécessitera probablement l’amputation. Je vous serais très-obligé, citoyen, de vouloir bien recommander la femme et les enfants de ce brave à la bienveillante attention de la Commune.

Nous avons eu cette nuit un combat très-sérieux. Heureusement, les Versaillais ont été battus à plate couture.

Je saisis cette occasion pour vous dire que, contrairement à l’avis du Rappel, les 153e n’est que depuis deux jours à Issy, et qu’il désire y rester le plus longtemps possible. Par conséquent, il est inutile de le relever.

Salut et fraternité

Le chef de bataillon

E. Lalande

P.S. L’adresse du garde Deshayes, blessé, est passage d’Isly 17. [Un passage donnant sur la rue de la Mare, dans le vingtième, donc.]

Outre la possible identification du garde blessé, cette lettre confirme l’arrivée d’Alix à Issy le 17. Le bataillon n’y était pas, la semaine précédente. Elle confirme aussi la date du 18 pour la lettre d’Alix ci-desssus: le 17, le garde n’avait pas encore été amputé (selon le commandant Lalande), le lendemain matin il l’était (selon Alix).

La lettre suivante, si elle a bien été écrite un mardi a dû l’être le même jour.

Alix Payen à madame Milliet

Issy, mardi (11 avril?) [18 avril]

[la parenthèse est de Paul Milliet, qui s’est inspiré d’un article du Rappel faisant mention de combats à Issy le 12 avril — mais n’a pas consulté le Journal officiel!]

Je suis si harassée que je ne sais trop comment je vais t’écrire. J’ai passé toute la nuit auprès du mur crénelé, dans le cimetière, à côté d’Henri. Et tout d’abord, son œil va mieux [cette lettre est donc bien postérieure à la précédente]. Il a la paupière et le tour de l’œil noirs et saignants, la poudre y a fait de petits trous, mais il n’en souffre plus ; c’est seulement gênant, car il n’y voit guère à cause de l’enflure de la paupière.

J’ai vécu tout à fait comme les soldats, car la cantinière ne semble pas se douter de son métier, et reste toujours dans le village. Les hommes sont très convenables et même très aimables pour moi. [ici j’intercale un passage du livre de Paul Milliet absent dans la version Cahiers de la quinzaine, en tout cas à cet endroit] Le père Chrétien a rapporté, je ne sais d’où, des choux, de la salade, des petites pommes de terre nouvelles. J’ai aidé à faire la cuisine; j’épluche les légumes avec nos hommes; je mange avec eux. Je m’amuse beaucoup à les entendre causer. Il y a tant d’esprit naturel, des reparties si drôles, chez ces vrais enfants de Paris ! Notre campement dans le cimetière y prête beaucoup. Quand je dis campement, je me trompe, car il n’y a pas de tentes et tous n’ont pas de couvertures. La pluie ne cesse guère de tomber, aussi trouve-t-on des soldats dans tous les mausolées. On écrase le café sur le marbre des tombeaux ; le lard est entreposé sur le tombeau de la famille Juillet. Toutes les tombes sont plus ou moins endommagées, et ces débris servent à renforcer la barricade, sur la route. On cueille du pissenlit, et l’on s’en régale sans se soucier de l’engrais qui l’a produit. Cela est amusant pour quelques jours, pourtant si je n’avais pas d’occupation, je me lasserais vite de cette société pittoresque, mais bien commune.

Je n’ai pas encore pu voir le chirurgien, il n’est pas même à Issy. Son infirmier a fait monter au cimetière un brancard, pour que nous puissions, à nous deux, donner les premiers soins, s’il en est besoin. Tous les services sont aussi mal organisés. Les hommes qu’on envoie aux tranchées n’ont ni équipement, ni campement. Aussi entends-je tous les jours bénir Henri, qui a chapardé au Champ de Mars ce qu’ils ont de bidons et de gamelles. Les vivres arrivent en retard de deux jours, et on a soin de les distribuer tard, juste à l’heure où il est défendu d’avoir du feu.

Il y a des canons derrière le cimetière et les obus nous passent sur la tête comme de gros globes de feu. On en reste assourdi pendant quelques minutes, surtout lorsque c’est une grosse pièce qu’on appelle le Père Duchesne. On m’a montré aussi un vieux canonnier, nommé Joly, qui est un pointeur remarquable. Sa pièce est devant la porte du cimetière, et il empêche les Versaillais d’établir une batterie. Ils n’ont pas du tout d’artillerie dans ces parages, et ils reçoivent nos obus des forts et du cimetière.

À suivre

*

Le morceau de plan est extrait d’un plan de Paris fortifié de 1844 que j’ai déjà utilisé et que j’ai trouvé sur Gallica, là.

Livres et articles utilisés

Milliet (Paul)Une famille de républicains fouriéristes II, chez l’auteur (1916).

Mémoires de femmes mémoire du peuple, Anthologie réunie par Louis Constant, Petite collection Maspero (1978).

Observations météorologiques faites à l’Observatoire de Paris — Avril 1871, Comptes rendus de l’Académie des Sciences, n°72, Janvier-Juin 1871, pp. 548-549.