ceux qui n’ont jamais vu la mer

Je continue cette série d’articles sur les prisons versaillaises et l’article précédent sur le passage de Louis Varlin en conseil de guerre par des lettres de prison de ce dernier.

La fratrie Varlin était composée de quatre enfants, tous nés et élevés à Claye-Souilly (Seine-et-Marne):

Clémence Denise, née le 21 mars 1836,

Louis Eugène, né le 5 octobre 1839,

Louis Benjamin, né le 7 mars 1844,

Hippolyte Armand, né le 17 novembre 1847.

Si les enfants Varlin sont devenus des ouvriers parisiens (un employé, dans le cas de Louis), la famille de Claye-Souilly était une famille de cultivateurs.

Clémence Varlin a épousé, à Paris le 26 novembre 1859, Eugène Proux, un peintre en bâtiments et cousin (du côté Varlin). Ils ont eu une fille, Amélie, née le 5 janvier 1864. Clémence est morte une semaine après avoir donné naissance, le 16 octobre 1865, à un petit garçon qui ne lui a pas survécu de beaucoup.

Amélie Proux a un an et demi à la mort de sa mère. Elle est élevée par ses grands-parents Varlin à Claye-Souilly. 

Elle a six ans et demi à la mort de son grand-père le 25 octobre 1870, elle a sept ans, en 1871, quand l’un de ses oncles est assassiné et un autre emprisonné. Celui-ci lui écrit comme à une enfant de sept ans. N’empêche, il donne des informations…

Brest, le 29 Juillet 1871

à bord de l’Hermione

Ma chère Amélie

J’ai reçu hier ta belle petite lettre du 23 juillet. Tu as été trop gentille de me l’écrire pour que je ne t’en remercie pas. Je suis heureux de voir que tu travailles bien, et que tu fais des progrès; j’espère que tu voudras bien me répondre et me donner d’autres nouvelles la prochaine fois. Je regrette seulement que le temps ait été si peu favorable pour la vigne au moment de sa floraison, et qu’il n’y ait pas de poires, ni de prunes, ni de pommes, cela est en effet bien malheureux, mais je le pressentais en voyant le mauvais temps qu’il a fait pendant longtemps ici.

Tu me dis dans ta lettre que tu as cueilli des groseilles aux vignes, elles sont donc mures, mais tu ne me parles pas si les cerises sont mures, si tu en as bien mangé comme l’année dernière. Tu me demande[s] aussi que je te dise s’il fait aussi chaud ici qu’à Claye où tu es; c’est là une chose bien impossible, car il me faudrait être à la fois ici et là-bas tout à la fois afin de comparer. Je te dirai seulement qu’il a fait très peu de jours bien chauds ici, car pour qu’il fasse très chaud, il faut que lorsque le soleil donne, il n’y ait pas de vent, autrement, la brise rafraîchit l’air; d’ailleurs s’il y a beaucoup de soleil, on élève une grande toile sur le pont, et l’on est dessous comme sous une tente qui garantit également de la pluie comme du beau temps.

Tu me dis encore dans ta petite lettre que tu fais des verbes à l’école, je voudrais bien que tu me dises dans ta prochaine lettre comment l’on conjugue le verbe faire au présent de l’Indicatif car je croyais, je ne sais pas si je me trompe, je croyais qu’on changeait la terminaison re pour la remplacer pas s, à la première et à la deuxième personne du singulier, et par t seulement à la troisième personne, dis-moi donc ce que dit ta grammaire pour les verbes terminés à l’infinitif par re.

Tu me raconteras aussi dans ta lettre comment se trouve la plaine et s’il y a des fleurs dans le jardin et tu seras bien gentille.

Ton oncle qui t’embrasse de tout son cœur en attendant qu’il t’embrasse sur les deux joues.

L. B. Varlin

*

Brest, le 11 Août 1871

à bord de l’Hermione

Ma chère Amélie

J’ai reçu ta bonne petite lettre qui m’a fait bien plaisir. Je suis heureux d’apprendre que tu t’appliques pour bien écrire en français, c’est par l’application et l’assiduité à l’école que tu feras surtout des progrès: J’espère que tu mériteras un prix cette année et que tu l’auras bientôt, car je crois que la distribution des prix aura lieu bientôt [la distribution des prix avait en effet lieu au mois d’août]. J’espère que tu seras encore bien gentille et que tu voudras bien m’écrire à ce sujet.

J’ai pensé qu’on allait bientôt faire la moisson à Claye en voyant moissonner sur la côte près de Brest. Le temps qui avait été pluvieux pendant les mois de Juin et Juillet paraît vouloir se maintenir au beau pour le mois d’Août; tu voudras bien me dire dans ta prochaine lettre comment se poursuit la moisson et si elle se termine bien, car je crois qu’elle ne sera pas très forte puisque les semailles ont manqué en partie l’automne dernier [à l’automne 1870, Claye-Souilly était occupé par l’armée prussienne, les parents Varlin, avec Amélie, s’étaient réfugiés à Paris, comme sans doute d’autres cultivateurs, on a donc fait peu de semailles].

Je vais m’arrêter là pour aujourd’hui en te priant d’embrasser pour moi ta bonne maman Varlin que tu aimes bien, et ta bonne maman Proux quand tu la verras, ainsi que ton papa Eugène [Proux], ton oncle et ta tante Aimé [le prénom Aimé, qui était le deuxième prénom d’Alexandre Varlin, est très porté dans la famille Varlin], à qui tu diras que je leur souhaite le bonjour.

Ton Oncle qui t’embrasse de tout son cœur en attendant qu’il t’embrasse sur les deux joues.

L. B. Varlin

*

Entre cette lettre et la suivante s’est déroulé le premier interrogatoire de Louis Varlin, à Brest. Voir l’article sur son passage en conseil de guerre.

*

Brest, le 7 Octobre 1871

à bord de l’Hermione

Ma chère Amélie

J’ai reçu avec plaisir ta petite lettre du 2 octobre dernier, car elle me prouve que tu es assez gentille pour me donner des nouvelles que je t’avais demandées.

Je vois que la moisson s’est terminée par un temps qui lui convient assez, un temps sec, mais qui n’a pas été favorable au raisin parce qu’il a été sec et froid, alors que le raisin a besoin de douce rosée et de chaleur pour pouvoir grossir, s’attendrir et arriver ensuite à maturité. Enfin il paraît que le temps a été plus propice vers la fin de Septembre, car alors vous avez eu un temps pluvieux et doux. Ce changement de temps a dû commencer avec l’automne, c’est-à-dire dès les premiers jours de l’équinoxe, 22 septembre; nous nous en sommes aperçus ici par le commencement de tempêtes dont j’ai parlé dans mes dernières lettres. Enfin, j’espère que le temps continuera d’être favorable au raisin dans ce mois d’Octobre, ici il pleut presque tous les jours depuis quelques temps, mais c’est une pluie douce et sans tempête. Je ne désespère pas encore de pouvoir aller faire les vendanges avec vous [Peut-être croyait-il que son interrogatoire le ferait libérer?].

Tu m’apprends aussi que les Prussiens sont enfin partis, c’est une bonne nouvelle dont je suis heureux. [l’occupation de Claye-Souilly par l’armée prussienne n’a pas laissé un très bon souvenir — c’est un euphémisme –, par exemple les occupants ont incendié la mairie et détruit l’état-civil.]

Je vois encore qu’il n’y a pas eu de distribution de prix à votre école [il correspond évidemment avec d’autres membres de la famille, en particulier sa mère], mais que tu as eu la bonne chance de gagner le premier lot d’une loterie qu’on a faite pour la remplacer, un beau livre, à ce qu’il paraît qui contient de belles petites histoires que je voudrais bien connaître.

Si tu voulais bien m’en raconter une dans une petite lettre, c’est cela qui me ferait bien plaisir.

Te rappelles-tu l’humeur des seaux des puits;

Ainsi

Les seaux des puits ont l’humeur courtisane

Disait jadis Aristophane

Dès qu’un d’eux vient à se lancer

C’est pour s’emplir qu’on le voit se baisser.

Enfin je vais terminer cette lettre en te priant d’embrasser pour moi ta bonne maman Varlin, ainsi que ta bonne maman  Proux si tu la vois bientôt et de souhaiter pour moi le bonjour à ton papa Eugène et à ton oncle Hippolyte, ainsi qu’à toute la famille et à Madame Thomassin.

Ton oncle qui t’embrasse de tout son cœur.

L. B. Varlin

*

Brest, le 25 Octobre 1871

à bord du Duguay-Trouin

Ma chère Amélie

J’ai reçu avec plaisir ta petite lettre de la semaine dernière et les nouvelles plus heureuses que tu me donnes.

J’apprends avec plaisir que les raisins ont pu mûrir et que vous avez dû, aujourd’hui, terminer les vendanges. Je pensais bien aussi par le temps que nous avons eu ici qu’il était propice pour la vigne et les raisins, car, à part quelques jours de pluie et du vent un peu froid, et quelques fraîches matinées, le mois d’Octobre a été jusqu’ici généralement doux et beau.

J’espère que tu voudras bien me donner des détails sur les vendanges dans ta prochaine lettre, me dire comment elles se sont passées et si le raisin y était bon, et lequel était le meilleur, car je crois que vendangeurs et vendangeuses ne coupent pas le raisin sans y goûter et que tu étais du nombre des vendangeuses.

Nous avons encore eu un petit changement la semaine dernière; nous avons de nouveau traversé la rade, mais cette fois sans changement d’habitation, c’est le Duguay-Trouin qui a traversé la rade remorqué par deux vapeurs vendredi dernier. En peu de temps nous avons quitté l’anse où nous étions au fond de la rade, nous avons perdu de vue l’embouchure d’une rivière qui s’y jette, et qui ressemble à un bras de mer se perdant à l’est dans le lointain derrière ses rives; nous passions près du fort de Quelern, construit sur les hauteurs d’une côte garnie de rochers qui s’avance en forme de promontoire vers le milieu de la rade se terminant à pic par une pointe entourée de rochers sur lesquels on aperçoit les canons du fort; sur la gauche au fond de l’anse d’où nous sortons, les villages et la côte se perdent peu à peu, on n’aperçoit plus que les moulins à vent sur les hauteurs, à droite du fort, toujours en regardant notre arrière, nous découvrons une autre baie dans laquelle se trouve une escadre de pontons, ce sont l’Yonne, la Ville de Bordeaux, l’Austerlitz, le Napoléon, et un bâtiment armé qu’on reconnaît à sa mâture, tout au fond nous distinguons une ou deux îles. Mais pendant que nous observons ainsi, le bâtiment marche toujours, nous voyons la côte sur notre droite se terminer par les hauteurs qui ferment la rade à l’ouest, puis le goulet qui nous découvre la pleine mer, puis les phares sur la côte nord, l’un vers l’entrée du goulet et l’autre de beaucoup plus éloigné, puis nous tournant vers l’avant et suivant des yeux la côte nord, nous voyons Brest qui entoure le port et se trouve lui-même entouré d’une enceinte fortifiée; nous passons tout à coup près de la frégate à trois ponts la Bretagne dont les sabords sont garnis de canons et les mâts élevés remplis de cordages s’élancent vers le ciel; et nous voilà arrivés à destination; on amarre le Duguay-Trouin à une bouée, les vapeurs nous quittent et nous faisons le septième des pontons qui se trouvent près du port.

Je suis forcé d’abréger cette lettre et de la clore ici en te priant de bien embrasse pour moi ta bonne maman Varlin et ta bonne maman Proux quand tu la verras et de souhaiter bien le bonjour pour moi à ton oncle Hippolyte et ton papa Eugène et à tous ceux de la famille qui te parleront de moi.

Ton oncle qui t’embrasse de tout son cœur.

L. B. Varlin

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Brest, le 12 novembre 1871

à bord du Duguay-Trouin

Ma chère Amélie

J’ai reçu mercredi dernier ta lettre du 6 courant qui m’apprend comment vous avez fait les vendanges. J’y vois avec plaisir que vous vous portez tous bien ou mieux, puisque la jaunisse que tu as eue n’a été qu’une indisposition et que mon oncle Duru [peut-être Hippolyte Duru, frère d’Héloïse et « patriarche » de la famille, qui apparaîtra sous son prénom dans l’article suivant] va beaucoup mieux, j’espère que ce ne sera qu’un accident. As-tu bien mangé du raisin, pour te faire passer la jaunisse?

Je te remercie toujours beaucoup des nouvelles que tu as bien voulu me donner, j’espère que tu ne seras pas moins gentille à l’avenir.

Maintenant il faut que je te dise ce que je ne t’ai pas dit dans la dernière lettre que je t’ai écrite, faute de place, et que j’ai promis de te demander dans ma dernière lettre à Maman Varlin. Voici: c’est au sujet du livre que tu as eu la bonne chance d’avoir par le sort en place de prix; et je voulais te demander si les livres que vous avez eus en guise de prix vous avaient été distribués au concours au lieu de vous être donnés en loterie, tu aurais mérité celui que tu as eu, comme prix d’écriture, car il m’a semblé que tu prenais modèle sur mon écriture, ce qu’il ne faut pas, parce qu’ici je n’ai pas la prétention de donner de modèle d’écriture; nous ne sommes pas bien équipés pour écrire, nous ne savons plus ce que c’est qu’une table, une chaise, un lit; pour nous, la table, la chaise, le lit, c’est tout à la fois le plancher; mais je remarque avec plaisir que tu t’es mieux appliquée dans ta lettre de ce mois-ci.

Ce n’est pas encore tout ce que je voulais te dire au sujet de ce livre pour lequel tu as eu tant de chance, lorsque tu dis, dans ta lettre du 31 Octobre que je t’ai demandé l’intitulé de ton livre, as-tu bien lu ce que je te demandais dans ma lettre d’auparavant, ou bien est-ce moi qui me suis mal expliqué ou bien est-ce que je ne me rappelle pas, et n’as-tu pas voulu me jouer une petit tour malin en me donnant l’intitulé de ton livre, puis l’intitulé de toutes les petites histoires qu’il contient, car il me semblait que je t’avais demandé de me raconter seulement une de ces petites histoires. Maintenant je ne trouve pas encore tout cela bien clair puisque tu me dis que l’intitulé de ton livre est: Louis ou le petit émigré, comment se fait-il qu’il contienne toutes des jolies petites histoires dont tu me donnes les titres, toutes ces petites histoires ne sont-elles pas plutôt des chapitres qui racontent les diverses circonstances de la vie de Louis, ou du petit émigré. [Louis, ou le petit émigré, un livre bien chrétien et bien édifiant, traduit de l’allemand en 1835, mais dont il y eut plusieurs éditions ensuite, et encore dans les années 1870]

Enfin pour aujourd’hui je pense que les vacances sont terminées et que tu retournes à l’école, je compte que tu me l’apprendras dans ta prochaine lettre.

Je vais terminer cette lettre en te disant que nous avons vu partir hier pour l’Amérique le paquebot transatlantique la Ville de Paris, et en te priant de bien embrasser pour moi maman Varlin et de souhaiter le bonjour à ton oncle Hippolyte et ton papa Eugène ainsi qu’à toute la famille, et à Madame Thomassin.

Ton oncle qui t’embrasse de tout son cœur,

L. B. Varlin

Je me porte toujours bien, sauf que je me suis laissé un peu enrhumer et je vous souhaite tous en bonne santé.

L. B. Varlin

*

Brest, le 9 Décembre 1871

à bord du Duguay-Trouin

Ma chère Amélie

J’ai bien tardé à répondre à ta charmante petite lettre et cependant tu as été bien gentille de me commencer l’histoire du Petit Louis, je suis bien sûr que c’est lui que le fermier Linder rencontre dans la forêt; j’espère que tu voudras bien me continuer cette histoire qui me paraît très intéressante.

J’ai bien remarqué combien tu t’es bien appliquée pour me raconter le commencement de ce chapitre: L’Enfant égaré dans la forêt. J’ai vu avec plaisir que tu l’as écrit en bon français et j’espère que si tu vas à l’école malgré le froid, tu y feras de grands progrès.

Je dois te remercier aussi des nouvelles que tu m’as données sur les vendanges et les raisins, ainsi que des bonjours que tu m’as envoyés.

Je ne te ferai pas une longue lettre aujourd’hui parce qu’il ne fait pas bien chaud et qu’il fait meilleur marcher et se promener que de rester en place, d’ailleurs je n’aurais pas grand’nouvelles à te donner, la rade a toujours le même aspect, sauf qu’on y voit moins de canots et de barques qu’en été, quant aux grands bâtiments il y en a toujours à peu près le même nombre, aujourd’hui comme tous les samedis, nous voyons le paquebot de la compagnie transatlantique avec ses deux cheminées rouges, qui est à l’ancre et va partir ce soir pour l’Amérique. Les côtes de la rade sont encore plus grises qu’elles n’étaient, le peu d’arbres qu’on y voit sont maintenant complètement dépouillés de leur feuillage et laissent paraître davantage les roches disséminées dans les terres.

Je termine en te priant d’embrasser pour moi ta bonne maman Varlin, ainsi que ta bonne maman Proux quand tu la verras, et de souhaiter le bonjour pour moi à tous ceux qui te demanderont de mes nouvelles, et à qui tu pourras dire que je me porte bien, en leur souhaitant même santé.

Ton oncle qui t’embrasse bien de tout son cœur.

L. B. Varlin

à suivre

 

*

« ceux qui n’ont jamais vu la mer » est — bien sûr — un vers de la Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France, le poème de 1931 qui ouvre Paroles de Jacques Prévert. Cet exergue s’est imposé à moi avec force pendant que je lisais ces lettres — je n’ai pas résisté.

La photographie du phare du Portzic à l’entrée de la rade de Brest a été faite par le photographe J. Duclos pour l’école des Ponts à peu près à l’époque des textes contenus dans cet article. On la trouve sur Gallica, là.

Les lettres publiées ici ont été conservées par Amélie Proux, qui les a données à Lucien Descaves, bien plus tard. Elles sont ainsi arrivées dans la collection de ce dernier, et ont donc été vendues à l’Institut international d’histoire sociale (IISH) d’Amsterdam, où on les trouve aujourd’hui (en ligne, même).

Les renseignements d’état civil viennent des archives départementales de la Seine et Marne et de celles de Paris. Pour des renseignements sur Claye-Souilly, je renvoie au très documenté site d’histoire de cette ville. Je remercie Madame Mireille Lopez de toutes les informations qu’elle m’a données et de son aide généreuse.

Pour plus de renseignements sur la famille Varlin, voir aussi le livre

Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).