Le Socialiste, comme François Mangold nous l’a dit dans un article précédent, a été imprimé en Suisse. Les abonnés ont reçu leurs numéros — combien y avait-il d’abonnés? — mais il a été interdit et n’a pu être mis en vente.
Voici ce qu’en dit James Guillaume dans son livre sur l’histoire de l’Internationale.
Dans les derniers jours de mai [le 18 mai, en fait], un jugement de la 6e chambre, à Paris, suspendit la Marseillaise pour deux mois. Les membres de la Fédération parisienne résolurent alors de se créer un organe à eux ; mais comme on ne pouvait songer à trouver un imprimeur à Paris, il fallait en chercher un à l’étranger. Robin m’écrivit pour me demander si l’imprimerie G. Guillaume fils pourrait se charger de la publication du journal ; je répondis affirmativement. En conséquence, je reçus de Robin, au commencement de juin, les articles destinés au premier numéro ; et le Socialiste, « organe de la Fédération parisienne de l’Association internationale des travailleurs, paraissant le samedi », vit le jour le 11 juin. Il avait été tiré à cinq ou six mille exemplaires ; il fut expédié sous bande à un certain nombre d’adresses qui m’avaient été données, et, pour le reste, en plusieurs ballots au nom de Mangold, nommé administrateur ; mais les ballots furent saisis à l’arrivée à Paris. Le mercredi 8, un certain nombre d’internationaux parisiens avaient reçu des mandats de comparution devant le juge d’instruction ; Robin, ne s’étant pas rendu à cette invitation, fut arrêté, ainsi que Langevin, le 12 ; ce ne fut donc pas lui qui m’envoya la copie du n° 2. De ce second numéro (18 juin), quelques exemplaires seulement parvinrent à destination ; les ballots furent de nouveau saisis. Il fallut reconnaître qu’il n’était pas possible de faire entrer le Socialiste en France, et le journal suspendit sa publication. D’ailleurs des assignations venaient d’être lancées le 15 juin contre trente-huit socialistes parisiens, inculpés d’avoir fait partie d’une société secrète : le troisième procès de l’Internationale à Paris allait commencer le 22 juin.
Ce qui est cohérent avec ce qu’a raconté Mangold au procès (et dans l’article précédent).
Bref. Le deuxième numéro, donc, n’est arrivé qu’à quelques abonnés, et pas à la Bibliothèque, ni nationale ni impériale, qui ne le possède même pas dans son catalogue. Il semble d’ailleurs n’exister dans aucune bibliothèque à Paris (je peux me tromper). Heureusement, Michel Cordillot en possède un, dont il a donné une photocopie à Julien Chuzeville, que j’ai scannée et que voici, avec leur aimable et, je dirai même, gentille autorisation à tous les deux.
Comme toujours, cliquer pour agrandir.
Il est bien dommage que ce numéro n’ait pas été diffusé: il contenait des choses remarquables.
- La deuxième colonne de la page 2 est une traduction en français d’un extrait du chapitre X du (livre 1er du) Capital, de Karl Marx. Certainement un fragment de la traduction à laquelle travaillait Charles Keller, qui n’aboutit pas. Au fil de la correspondance de Marx, on apprend que Marx avait relu la traduction du chapitre II (octobre 1869). Charles Keller aurait interrompu cette traduction à la fin de 1869 pour traduire Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (traduction qu’il ne termina pas non plus, c’était pourtant le bon moment). Néanmoins le 6 septembre 1871, Marx dit que c’est la guerre franco-prussienne qui a empêché la traduction de se faire. Et une note de l’édition de la correspondance de Marx et Engels dit que quatre cents pages d’épreuves de son Capital ont existé et été détruites. Nous voilà donc peut-être avec le seul échantillon préservé de cette traduction.
- La troisième colonne de cette même page 2 rend compte d’une réunion dans laquelle Millière a présenté les statuts de La Marseillaise. Un exemplaire de ces statuts existe à la Bibliothèque nationale de France. Je l’avais consulté et n’avais pas compris de quand exactement dataient ces statuts — j’avais pensé à la fondation du journal en décembre 1869, mais il y avait quelques éléments qui n’allaient pas. Il s’agissait donc de La Marseillaise après la suspension. J’avais en effet remarqué que l’article 16 de ces statuts, que le Socialiste reproduit, était pour le moins dictatorial. Je note aussi que Millière a déclaré que le journal resterait le journal DES socialistes, mais que le mot socialiste n’apparaît nulle part dans ces statuts. Enfin, le socialiste qui a donné 300,000 francs n’y est évidemment pas nommé — la somme n’apparaît pas non plus. Et je ne sais pas qui c’est.
- Il se peut que, pris par l’histoire du citoyen Murat, commencée en bas de la page 3, qui est d’ailleurs plutôt celle de la citoyenne Murat, vous ayez un peu de mal à déchiffrer le haut de la page 4. Je reproduis tout cet article ci-dessous.
- Enfin, vous avez remarqué le « la suite au prochain numéro » en bas du compte rendu du Congrès des travailleurs démocrates socialistes allemands à Stuttgart, mais, non, cette fois il n’y a pas de suite. À moins que…
Julien Chuzeville me signale que, dans son numéro daté du 6 juillet 1870, le journal La Loi, qui parut du 11 mai au 21 juillet, et qui semble avoir été bien informé a publié l’information suivante:
Le journal Le Socialiste, organe de la fédération des sections parisiennes de l’Association internationale des travailleurs, a publié hier son premier numéro qui a été immédiatement saisi par ordre du ministre de l’intérieur, malgré l’autorisation régulière délivrée dans les bureaux de ce ministère pour en faire la distribution.
Par suite de cette mesure, le rédacteur en chef de cette feuille annonce qu’il interrompt provisoirement sa publication.
Si une ou un de nos lecteurs a connaissance de ce nouveau numéro 1 du Socialiste, qu’il me le dise!
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Histoire du citoyen Murat, mécanicien, membre de l’Internationale, à Paris
En décembre 1867, première perquisition faite par la police chez Murat. Sa femme nourrissait un enfant de neuf mois; la frayeur que lui causèrent les agents de police lui fut fatale: son lait devint un poison, et l’enfant mourut après quelques mois de langueur. — En juin 1868, Murat est condamné comme membre du bureau de Paris [au « deuxième » procès de l’Internationale]. — En juin 1869, Murat est arrêté, pour être resté chez lui pendant que les blouses blanches cassaient des réverbères et renversaient des kiosques [il s’agit de provocations policières qui ont suivi les élections législatives]. Après un mois de détention, il est relâché sans motif, comme il avait été arrêté. — En février 1870 [au moment de l’arrestation de Rochefort et de la rédaction de La Marseillaise], pour éviter une nouvelle arrestation (on sait qu’elles n’ont pas manqué), Murat se cache: l’émotion de sa femme amène une première fausse couche. — En mai 1870, nouvelle arrestation de Murat, manœuvre plébiscitaire provoquée [prolongée?] depuis 7 semaines sous prétexte d’affiliation à l’Internationale. Madame Murat, contrainte de se lever à 3 heures du matin pour travailler à la machine à coudre, afin de subvenir aux besoins de la famille [un ouvrier en prison, c’est un ouvrier qui ne travaille pas, et qui ne ramène donc pas de salaire à la maison, pendant sept semaines ici], fait une nouvelle fausse-couche, résultat de l’excès de travail (1). Trois jours après, elle était levée et reprenait son ouvrage; il la faut bien: le mari est en prison, et elle a trois enfants, dont un a la petite vérole.
(1) Voir, sur les funestes effets de la machine à coudre, V. le Compte-rendu du congrès de Lausanne, p. 109.
Pour préciser la note. Chemalé avait présenté, au congrès de l’Association internationale à Lausanne, en 1867, un long rapport d’un médecin à l’Académie de médecine, selon lequel la machine à coudre rendait les ouvrières malades, avec quelques exemples édifiants à l’appui. Chemalé ne concluait, ni que les femmes devraient arrêter de travailler, ni qu’il fallait détruire les machines, mais (je cite un bref extrait):
Les machines, éléments de la puissance et de la richesse publiques, n’ont fait que de rendre plus précaire encore la vie de l’ouvrier. Faut-il pour cela détruire ces instruments de progrès et maudire leurs possesseurs? Non, non! Mille fois non! Changez les bases de la répartition, et ces puissants engins de production et de bien-être vont pour ainsi dire se transformer.
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Je remercie à nouveau chaleureusement Julien Chuzeville et surtout Michel Cordillot pour m’avoir confié ce document et pour leur aide.
Livres utilisés
Guillaume (James), L’Internationale, documents et souvenirs (1864-1878), Stock, Paris (1905-1910).
Troisième procès de l’Association internationale des travailleurs à Paris, Le Chevalier (Juillet 1870).
Marx (Karl) et Engels (Friedrich), Correspondance, Éditions sociales (1985).
Freymond (Jacques), La Première internationale, recueil de documents, volume 1, Droz, Genève (1962).