Après les lettres de Louise Michel, suite du récit d’Émilie Noro

Les temps nouveaux, 22 mars 1913

VII Les enfants aux Chantiers

Le rez-de-chaussée de la prison des Chantiers était occupé par les enfants d’abord au nombre de cent cinquante à deux cents; tous étaient âgés de moins de quinze ans. Les souffrances pas plus que les privations n’avaient pu éteindre complètement la gaîté et l’insouciance de ces moineaux francs du boulevard, le Gavroche avait peu à peu repris le dessus, mais Marcerou que l’esprit inné du Parisien agaçait et pour cause, prit soin de faire taire les piaillements des pauvres petits, les moindres fautes furent punies de corrections épouvantables.

Jamais il ne fût venu à l’idée de personne qu’un officier français sût aussi bien jouer du pied et de la canne. Devant des femmes et des enfants, bien entendu, chacun des coups de sa botte laissait une empreinte noire, chaque coup de canne allait jusqu’au sang.

Souvent, sur un mot de la part des enfants, il frappait jusqu’à ce que la victime tombât, et nous étions les témoins impuissants de ces cruautés qui souvent nous glaçaient de terreur.

Un jour, l’un d’eux avait commis une faute légère, notre geôlier le fit déshabiller et attacher sur un banc, et chacun de ses camarades dut venir lui donner un coup de bâton. Il y eut parmi tous ces enfants un moment de rébellion, mais le terrible garde-chiourme était là qui présidait à l’exécution à coups de talon de botte; à coups de canne il assomma les plus mutins et l’horrible défilé commença, malgré les cris, malgré les convulsions du pauvre petit patient.

Et malheur à celui dont la main tremblait: la canne du lieutenant était là pour montrer comment on frappe.

Bientôt l’enfant ne cria plus: il était évanoui; son dos ne faisait qu’une plaie. Cependant l’exécution se fit jusqu’au bout et on le porta mourant sur sa paille.

D’autres fois il supprimait les vivres pour vingt-quatre heures; il se servait principalement de ce moyen lorsqu’il ne pouvait obtenir une dénonciation des enfants les uns contre les autres.

Mais le Parisien est toujours parisien et les enfants mieux que les hommes. Parmi eux, il y avait une quantité de petits marchands de journaux, industrie que le siège et la Commune avait beaucoup développée à Paris. Aussitôt le soir venu, de tous les côtés du dortoir on entendait crier:

Demandez le Cri du Peuple! La Sociale! Qui veut lire le Père Duchêneà un sou la grande colère du Père Duchêne! Le Mot d’Ordre! voilà le Mot d’Ordre!

Puis c’étaient les cris de tous les animaux connus et inconnus. Et les refrains, donc! Ils en apportèrent un qui fit florès:

C’est pas toujours les mêmes qu’auront l’assiette au beurre.

Et allons-y tout de même, au petit bonheur…

Les plus délurées de nos cantinières ne manquaient jamais de le lancer d’un petit air narquois chaque fois qu’elles passaient devant un de nos gardes.

Avec des boîtes de conserves vides ils avaient fait un orchestre barbare et promenaient à travers la cour une jeune femme devenue folle dont le rire insensé accompagnait leur musique. C’était à la fois navrant et comique de voir cette processions funambulesque.

Ces enfants nous rendirent de véritables services: ce furent eux qui, avec de grosses pierres, installèrent les premiers fourneaux dans la cour, après que l’on nous eût distribué du bois. Ils taillaient dans les boîtes de conserve des cuillers, des écuelles qu’ils vendaient cinq centimes; quelques-uns faisaient avec de l’albâtre de petits canons dont quelques-uns étaient assez habilement tournés.

Quelques-uns de ces enfants eurent la permission de sortir pour faire nos petites courses; nous pûmes alors avoir du fil et différents objets de mercerie qui nous étaient indispensables.

À partir de ce moment, notre façon de vivre changea un peu. Deux ou trois prisonniers se mirent à faire dans la cour la cuisine et le café; un marchand de vin et un boucher obtinrent la permission d’apporter du vin et de la viande et, plus tard, un marchand ambulant vint nous vendre périodiquement de la mercerie. La cour des Chantiers prit alors l’aspect pittoresque d’un coin de marché.

Parmi les enfants se trouvait le jeune fils de Ranvier [Henri Ranvier, il avait quatorze ans, voir un prochain article], très gai et très spirituel; il était aussi très fier et ne voulut jamais accepter les vêtements que distribuaient nos vainqueurs; pourtant il était en loques comme ses camarades.

Quelquefois les gardes le désignaient comme le fils d’un membre de la Commune.

— Mais certainement! répondait-il avec hauteur.

Et il continuait sa promenade, plus débraillé que Job et plus fier que Bragance. On leur distribua des pantalons de mobiles qui, naturellement, étaient trop grands du doubles, et nos gamins, en les prenant, ne manquaient pas de dire: « Ce n’est pas un cadeau, c’est une restitution; tout ça appartenait aux fédérés; ils ne font que nous le rendre. »

Puis ce fut une lutte de finesse entre eux et les femmes qui s’étaient établies dans la cour pour faire la cuisine qu’elles nous vendaient et auxquelles ils vendaient le bois, le savon et tout ce qu’ils pouvaient se procurer.

Un jour, une plainte fut portée pour je ne sais quoi contre une de ces femmes. Aussitôt Marcerou arriva. « Dévalisez-moi, leur dit-il, tout ce qu’elle a dans sa boutique de malheur, et du leste! »

L’assaut ne dura pas deux minutes: tout fut enlevé, jusqu’aux pierres du fourneau.

Il y avait des folles aussi; quelques-unes l’étaient au moment de leur arrestation, d’autres étaient devenues folles à la prison. Parmi les premières, il y avait la bonne d’un vieil avocat, auteur d’une brochure intitulée: L’Horoscope de la France [Il y a bien une brochure de ce nom, due à un C. Callet, dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France]. On l’avait amenée aux Chantiers encore munie de son parapluie et d’un panier rempli de ces brochures qu’elle colportait. Elle se promenait dans cette grande salle, son parapluie d’une main, son panier de l’autre, offrant à chacun l’Horoscope de la France. Quand elle arrivait au factionnaire, celui-ci criait: « On ne passe pas! » Alors elle revenait et recommençait ce manège du matin au soir et quelquefois du soir au matin. [Louise Michel décrit une « folle » qui ressemble beaucoup à celle-ci, avec son panier et son parapluie, mais elle vend une chanson — peut-être un télescopage de deux souvenirs.]

Une autre, Marie, — c’était celle que les enfants promenaient dans la cour en lui donnant la bras, — assez jolie blondinette, avait la folie obscène et ses discours nous mettaient fort mal à l’aise, surtout devant les plus jeunes de nos compagnes; heureusement elle passait une grande partie de son temps à faire avec les garçons le charivari dont j’ai parlé plus haut.

Le spectacle de celles-ci était écœurant, mais le spectacle de celles qui devenaient folles à nos côtés nous terrifia.

La première, une femme assez grande, donnait à son arrivée déjà des signes de démence. Mais bientôt sa folie s’accentua; elle criait sans cesse: « Vivent les bleus! Vivent les bleus! Vivent les rouges! » Elle voulait se laisser mourir de faim et c’était Louise Michel, de concert avec une ambulancière de ses amies, qui la faisait manger par force [c’est sans doute d’elle que Louise Michel s’inquiétait dans sa lettre du 7 juillet, voir un article précédent]; elle avait la manie de jeter ses vêtements en poussant de temps en temps d’affreux hurlements lorsqu’elle prenait ses accès de fureur; pendant la nuit, elle était effrayante et cinq ou six de nos compagnes l’accompagnaient sans cesse.

La deuxième était une de mes voisines. Elle avait été arrêtée avec un enfant à la mamelle; l’enfant avait été confié à des religieuses et la femme amenée à Versailles. Les premiers jours, quoiqu’elle fût un peu taciturne, elle paraissait avoir assez de sens et de raison. Dans la suite, quand nous la vîmes aliénée, nous pensâmes que sa démence avait été sans doute occasionnée par le lait [le sien].

Je fus ma première à m’apercevoir de sa maladie.

Comme je ne voulais rien demander aux gardiens, je l’avais priée d’aller me chercher un peu de vin et, à son retour, je lui en offris quelques gouttes et je vis soudain ses yeux devenir hagards.

— Je suis bien malheureuse, me dit-elle, mais mon père, qui est là-haut, me vengera.

— Quel père? répondis-je.

— Mon père, mon père qui est là-haut, et, disant cela, elle me montrait le ciel.

— Devenez-vous aussi toquée? fis-je en souriant, mais assez inquiète de son regard.

— Toquée, toquée, jamais! Folle, moi, folle? allons donc! jamais, entendez-vous? jamais! N’ayez pas peur, mon père, qui est là-haut, me vengera!

Je m’en allai faire part de mes craintes à une de nos compagnes, Mme Theisz, femme du concierge du ministère des finances; cette dame avait été arrêtée avec ses quatre enfants dont elle allaitait encore le dernier; souvent elle le confiait à l’une de nous et particulièrement à celle-là.

— Évitez, lui dis-je, de confier votre enfant à Mme B…, je crois qu’elle a des hallucinations.

Effectivement, pendant deux ou trois jours, elle nous continua la scie de son père qui était là-haut et qui la vengerait. Un soir, elle vint s’arrêter, droite et hagarde, devant Mme Theisz:

— Mon enfant! mon enfant! lui cria-t-elle; mon enfant, veux-tu me le rendre!

Nous étions accourues pour l’empêcher de se jeter sur l’enfant de Mme Theisz.

— Mais vous ne savez donc pas vous toutes que c’est une coquine, vous ne voyez donc pas que c’est mon enfant qu’elle m’a volé. Veux-tu, veux-tu, veux-tu me le rendre, dis, dis, dis!

C’est à grand peine que nous pûmes l’arrêter et la faire coucher.

Le lieutenant accourut au bruit et comme il la menaçait de sa canne:

— Mon lieutenant, lui dit-elle, mon père qui est là-haut me vengera.

Chaque jour sa folie prit un caractère plus prononcé, elle voulait manger de tout et particulièrement du pain blanc qu’elle réclamait sans cesse; c’était à l’encontre de l’autre folle qui ne voulait rien manger.

Son mari était venu la voir avec son enfant; elle reconnut bien son mari, mais ne fit aucune attention au bébé. Du pain blanc, apporte-moi du pain blanc, du pain blanc. C’est tout ce qu’elle sut lui dire.

Son mari lui apporta du pain blanc, un grand pain long. Mais au lieu de le manger elle se mit à battre l’air avec en criant: Mon mari, mon mari, j’ai un mari qui m’a apporté du pain blanc, j’ai un mari. Et elle écrasa son pain sur le plancher.

J’avais pour voisines immédiates à ma droite, Louise Michel, à ma gauche une jeune fille dont j’ai déjà parlé déjà, Félicité K… Elle prit celle-ci pour sa belle-sœur et voulut la tuer, elle se précipitait à chaque instant sur elle en lui criant les horreurs les plus abjectes.

Quand le tapage que faisait cette folle était trop fort, Marcerou descendait et il ne menaçait plus de sa canne, il frappait: la pauvre madame B… eut bientôt le corps complètement noir des coups que lui donnait le lieutenant.

Et ces scènes recommençaient presque tous les jours.

Comment toutes ne sommes-nous pas devenues folles? J’ai gardé à la suite de tout cela un tremblement nerveux que je conserverai sans doute aussi longtemps que le souvenir de ces horreurs et je dois m’estimer heureuse de n’avoir conservé que cela. Sur les sept cents infortunées qui furent détenues aux Chantiers, combien ne devinrent pas complètement hystériques.

Quelque fois ces folles se rencontraient toutes. C’était sinistrement burlesque.

Chonchon éclatait de rire en montrant ses dents blanches qui laissaient passer quelque histoire ignoble, tandis que la vieille bonne de l’avocat offrait l’Horoscope de la France à l’autre, qui lui répondait: « Vivent les bleus, vivent les rouges! » et que Madame B… arrachait ses vêtements pour les lui jeter à la figure.

Alors nous avions peur non pas des folles mais de la folie, car nous sentions la raison nous abandonner.

On aurait pu emmener ces femmes ailleurs, mais il paraît que sous la juridiction militaire, cela ne se peut pas. Il fallait une instruction.

(À suivre)

*

La photographie de couverture a été prise, encore une fois, par Appert dans la prison des Chantiers. La femme s’apelle Marie Charlette, le garçon je ne sais pas, et la photo vient du site du musée Carnavalet, là.

Livre cité

Michel (Louise)La Commune, Stock (1898).