Après l’opinion de Jules Vallès dans un article précédent, voici deux articles consacrés à Auguste Vermorel et puisés dans les Souvenirs d’un révolutionnaire, de Gustave Lefrançais.

Voici d’abord Auguste Vermorel dans la période 1853-1868, avec quelques « vieux de 48 » qui reprochent au rédacteur du Courrier français de s’être compromis auprès du ministre Rouher afin d’en obtenir des moyens d’action.

La vérité c’est que pour tous — naïfs et roublards — Vermorel est au fond une nature des plus indépendantes, des plus indisciplinables. Et puis, il a l’esprit primesautier, ne se paye ni de mots, ni de banalités. Son originalité et sa franchise — parfois brutale — font peur aux simples, et les autres ne lui pardonnent jamais de les avoir démasqués dans ses « Hommes de 1848 » [et pas de 1818, comme la reconnaissance-méconnaissance de caractères non corrigée dans  mon exemplaire le dit].

Malheureusement son tempérament fougueux lui fait commettre des maladresses dont ses adversaires sont enchantés de pouvoir profiter.

Être aux prises à la fois avec les intrigants et les imbéciles c’est avoir une forte partie à soutenir.

[…]

Comme ils eussent battu des mains à la mort du jeune écrivain qui, seul jusqu’alors, a su créer un journal vivant et dont les allures rappellent parfois les beaux jours de La Voix du peuple de Proudhon.

Dès 1868, Lefrançais le rencontre dans les réunions publiques enfin autorisées, puis en janvier 1870 à l’enterrement de Victor Noir, et juste après il le voit victime des accusations de Rochefort au Corps législatif, comme si le député n’avait pas mieux à faire, et participe à une commission d’enquête, demandée par le jeune homme.

Ils participent ensemble à l’aventure du 31 octobre 1870 et sont tous deux emprisonnés — ils ne sont pas les seuls. Si je lis bien, ils sont à la Conciergerie:

Nous avons aussi, Vermorel et moi, de longues conversations. Il me parle de ses débuts comme journaliste, des espérances naïves avec lesquelles il est entré dans la lutte, puis des déception que lui causèrent les intérêts ignobles qui animaient les Simon, les Havin et les autres de même farine, avec lesquels il se trouva d’abord en relations [la « gauche » bourgeoise]. Comment alors, pris de l’irrésistible désir de les démasquer, il avait cru, pour y parvenir, pouvoir accepter de gens non moins méprisables, d’ailleurs, les armes dont il avait besoin, oubliant que la moralité de l’acte est intimement liée à celle des moyens qu’on emploie.

Il m’exprima alors ses regrets de ne l’avoir pas compris plus tôt.

Ceux qu’il avait voulu frapper de sa juste indignation sont encore triomphants, tandis qu’il a suscité contre lui et surtout contre son œuvre mille suspicions qui longtemps encore pèseront lourdement sur lui, paralysant ses efforts pour la cause qu’il veut servir et pour laquelle il est prêt pourtant à donner sa vie.

Plus je cause avec lui, plus il me devient sympathique [c’est en prison aussi que Vermorel s’est fait, quelques mois plus tôt, des amis comme Albert Theisz et Augustin Avrial, comme nous le verrons dans un prochain article] — tant il y a de renoncement de soi-même dans tout ce qu’il pense faire. Il ne se paie pas de mots et n’est point gobeur. Il n’ira jamais plus loin qu’il n’aura compris, mais il ira résolument, sans forfanterie et sans reculer surtout.

Bien charpenté, vigoureux, résistant à la fois aux excès et aux privations, il peut fournir une longue carrière de travail et d’études. Modeste avec sincérité il sait pourtant ce qu’il vaut et le fait voir à l’occasion.

Bon camarade, obligeant, toujours à la disposition de quiconque a besoin de lui, il sait aussi se réserver la liberté d’action pour rester maître de lui.

Enfin, il me paraît être appelé à devenir une force sérieuse et intelligente de la révolution sociale, dans la lutte qui ne peut manquer d’éclater une fois la guerre terminée.

À la fin de janvier 1871, ils sont toujours emprisonnés ensemble, à Vincennes, par un froid de loup, bises et rafales de neige jusque dans la prison. 

Nous faisons appel à la bonne volonté des camarades, et bientôt Delescluze et le citoyen Magne [atteints de bronchite] sont placés sur plusieurs matelas qui les isolent du carrelage vraiment glacial, puis adossés au poêle [non allumé] qui les abrite ainsi des morsures de la bise et des rafales de neige.

D’autres matelas sont aussi placés devant les parties basses des fenêtres.

Tous ces arrangements sont dus surtout à l’initiative de Vermorel, qui y apporte un entrain du diable.

Ils apprennent là qu’un armistice a été signé, qu’une assemblée va être élue, et qu’un charcutier de Vincennes rouvre sa boutique, et qu’il a des cervelas…

… et qu’il offre de nous les vendre à cinquante centimes la pièce. Trois cent pour cent de plus que le prix habituel. C’est pour rien. Patriote, va!

[…]

À midi, on nous apporte les cervelas. Ils sont un peu mous d’aspect; le charcutier nous fait dire qu’ils n’en seront que meilleurs. Nous verrons bien.

La distribution faite et n’ayant pas de couteau, nous mordons à même.

Horreur! une pâte claire et fétide s’échappe des plaies que nos dents ont ouvertes. Ces cervelas sont faits d’une horrible bouillie de peaux de lapins hachées menu, car on y trouve des poils; elle est assaisonnée d’ail, d’oignons, et fortement poivrée.

Nous nous regardons effarés.

Vermorel s’écrie: Nom de Dieu! Il y a de la merde là-dedans! — et d’un geste tragique, rappelant celui des Horaces dans le tableau de David, Delescluze, Ranvier et moi, nous lançons avec énergie cette chose immonde par la fenêtre entrouverte.

C’est alors une pluie de cervelas qui s’abattent dans les fossés.

Que les mânes augustes du duc d’Enghien [exécuté dans ces mêmes fossé le 21 mars 1804] nous pardonnent d’avoir ainsi troublé leur repos! C’est la seule fois que j’aie [j’ai?] entendu Vermorel, habituellement très réservé, s’exprimer d’une façon aussi… crue.

Ils sont finalement jugés… et acquittés. Vermorel s’apprête à partir pour l’Amérique.

(à suivre)

Livre utilisé

Lefrançais (Gustave)Étude sur le mouvement communaliste, Neuchâtel (1871), — Souvenirs d’un révolutionnaire; préface de Lucien Descaves, Les Temps nouveaux (1902), — Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).

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La double photographie du donjon de Vincennes en hiver vient de Gallica, là, où elle est datée entre 1851 et 1860, ce qui convient presque à cet article (mais l’auteur de ces images n’est pas connu). 

L’allusion de Gustave Lefrançais à l’exécution du duc d’Enghien a rendu le titre de cet article évident, inévitable et irrésistible.

Il n’en reste pas moins que neuf communards ont été exécutés eux aussi dans ce fossés au petit matin du 30 mai 1871.