À la suite de l’article précédent, je continue à lire ce dont Gustave Lefrançais s’est souvenu d’Auguste Vermorel dans ses Souvenirs. Le texte en noir est de Lefrançais, le bleu m’est dû.
Nous avons laissé Vermorel s’apprêtant à partir pour New York au début de mars 1871.
Il est pourtant toujours à Paris le 18 mars et c’est lui qui apprend à Lefrançais l’affaire des canons de Montmartre. Deux jours plus tard, ils s’accordent sur le fait que le Comité central de la garde nationale
est la seule force qui reste à la République et, comme vous [c’est Vermorel qui parle], je trouve qu’on doit s’y rallier. Aussi vais-je faire paraître un journal dès ce soir en ce sens. En êtes-vous?
— Je ne suis pas journaliste, vous le savez. Il nous faut du talent… ou de l’aplomb, et je ne possède ni l’un ni l’autre. Quel sera le titre de votre journal?
— L’Ordre.
— Que le diable vous emporte, mon cher! Vous serez donc toujours le même! Choisir un pareil titre!
— Mais j’entends bien prouver aux Parisiens que nous représentons l’ordre.
— Allez au diable! Votre journal sera mis en pièces sans qu’on se donne même la peine de le lire.
[…]
Comme je l’en avais prévenu, Vermorel a fait un fiasco complet avec son journal. […] Depuis 1848, notamment, il n’est pas de bassesses, de trahisons, de crimes qui ne se soient abrités derrière l’ordre.
[…]
Après l’apparition du deuxième numéro de son journal je rencontre Vermorel découragé de l’insuccès de sa tentative insensée.
— Je pars ce soir, me dit-il. Adieu donc, et pour tout de bon cette fois… Le temps d’aller embrasser ma mère et je pars pour l’Amérique. Je n’ai rien à faire dans ce gâchis… Je n’y puis rien… Je ne sais vraiment pourquoi j’y piétinerais plus longtemps.
[…]
Vermorel aussi a été élu à Montmartre, bien qu’absent, par 13 400 suffrages. Cela prouve que les révolutionnaires n’ont tenu aucun compte des calomnies dont les prétendus républicains du Siècle et de L’Avenir national l’ont abreuvé;
Mais, pensais-je à part moi, ce sera un siège vide. Vermorel est parti depuis huit jours chez sa mère [le dernier numéro de L’Ordre est daté du 24 mars, Vermorel n’est pas parti avant le 23, les élections ont eu lieu le 26, nous sommes le 28, cela ne fait pas huit jours, camarade instituteur!], aux environs de Lyon. Du diable s’il reviendra dans la fournaise, alors que nul ne peut vraiment l’accuser d’avoir en quoi que ce soit contribué à l’allumer.
Il est sous ce rapport dans une indépendance morale absolue et peut, sans crainte, décliner le mandat dont on l’a investi sans même le consulter.
Quelle n’est donc pas ma surprise de le rencontrer, le lendemain, en montant l’escalier qui conduit à la salle du Conseil.
— Vous ici?
— Sans doute. Je regrette seulement de ne pas être arrivé pour la première séance. Mais j’ai dû, pour revenir, lancer sur une fausse piste des agents qui me filaient depuis Lyon. Cela m’a causé un retard de plus de dix heures.
— Comment vous êtes-vous décidé à venir ainsi vous jeter dans la bagarre?
— Où nous resterons probablement tous, je le sais. Mais qu’importe?… J’ai réfléchi tout un jour, ayant appris mon élection dès lundi [il apprend le résultat le lundi 27, réfléchit un jour, part donc le mardi 28, il est là le 29], sur ce que j’allais faire. Pas plus que vous et bien d’autres, je suppose, je ne crois au succès de l’entreprise dans les terribles complications où elle va se trouver engagée. Mais il serait vraiment trop facile de s’abriter derrière ce pessimisme pour demeurer les bras croisés en ce moment. Le problème est posé dans de mauvaises conditions, c’est vrai; mais il n’en faut pas moins tenter de le résoudre. Telle est la réponse que je me suis faite… et me voilà.
C’est bien là l’homme que m’ont fait connaître nos longues conversations à la Conciergerie [voir l’article précédent]. Je lui serre la main pour toute réponse. Son entrée produit un certain étonnement.
Personne ne s’attendait certainement à le voir venir prendre possession de son siège à la Commune.
Ici j’intercale une remarque d’Arthur Arnould:
Je connaissais Vermorel, mais je partageais à cette époque [vers le 4 septembre] les défiances qu’il inspirait généralement au parti révolutionnaire et j’évitais toutes communications avec lui.
Ce fut en le voyant agir à la Commune que je constatai de quelles calomnies il était victime, et que je lui restituai toute mon estime.
Et, un peu plus loin et à propos de la préfecture de police:
Vermorel était visiblement l’homme désigné pour cette fonction, où il eût déployé toute son activité, toute sa finesse et tout son tact. Mais il ne voulait pas en entendre parler, — et ce fut un malheur véritable pour notre cause.
Lefrançais se souvient que Vermorel et lui ont cru à Rossel mais que celui-ci a vite été au bout de son rouleau, je passe quelques détails, tous deux signent le manifeste de la minorité.
C’est alors que lui-même est déjà à l’abri, que Lefrançais apprend par les journaux les morts de ses amis.
Hélas! Vermorel vient aussi de mourir à Versailles des suites d’une atroce blessure. Il a succombé au tétanos, dans les bras de sa mère qu’il n’a pas reconnue, dit-on.
Et il se trouve un « gens de lettres » — un Daudet, « celui qui n’a pas de talent », dit-on habituellement pour le distinguer de son frère Alphonse –, qui a eu le courage de donner son coup de pied de l’âne à ce digne et brave garçon, en demandant que le nom de Vermorel fût rayé de la Société des gens de lettres!
Bravo, monsieur! Vous avez bien mérité de la pleutrerie humaine. Vous n’êtes pas le seul il est vrai.
Pour conclure cette série, le prochain article sera consacré à la mort de Vermorel, racontée par un de ses amis, Albert Theisz.
*
La couverture de cet article est encore une vilaine photographie prise dans un lecteur de microfilms de la BnF…
Livres utilisés
Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).
Arnould (Arthur), Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878), réédition Klingsieck (avec une préface de Bernard Noël) (2018).