L’article de Maxime Vuillaume que voici, paru dans L’Aurore le 12 février 1907, portait le titre « Quelques noms de rues nouvelles ». Les dénominations de rues dont il est question ont, ou n’ont pas, été adoptées par le Conseil de Paris, je le précise au cas par cas dans son texte.
Il en profite pour raconter la mort d’Eugène Varlin. Ce qui introduira de façon adéquate les deux articles suivants de ce site.
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Le Conseil municipal est saisi d’un Rapport de son président, M. Chautard, sur la dénomination d’un certain nombre de voies nouvelles de la ville de Paris et sur la modification du nom de certaines rues anciennes. C’est ainsi que nous sommes appelés à lire désormais, sur les plaques bleues indicatrices, le nom de Benoît Malon dans le troisième arrondissement [il n’y a pas et n’y a pas eu de rue Benoît-Malon à Paris]. Le septième aura sa rue Elisée-Reclus [Avenue Élisée-Reclus, créée en 1907 au Champ-de-Mars]. Le onzième la rue Eugène-Varlin [C’est un arrêté du 28 octobre 1910 qui a donné le nom d’Eugène Varlin à une rue du dixième — et pas du onzième]. Le quatorzième, la rue Chifflard [aucune rue parisienne ne porte le nom de François-Nicolas Chifflart], le peintre du Sabbat de Faust, qui illustra les Misérables, [Les Travailleurs de la Mer, La Légende des siècles, mais peut-être pas Les Misérables] et qui fut arrêté pendant les journées de la Semaine de Mai pour avoir protesté un peu trop haut contre les massacres. L’électricien Gaulard [la petite rue Lucien-Gaulard a bien été dénommée ainsi en juin 1907], qui fut, autant que je me souvienne, commandant des turcos de la Commune, aura sa rue dans le dix-huitième, à Montmartre. Bien entendu, ce n’est pas comme turco de la Commune que triomphe Gaulard, mais comme savant. Il en est de même d’Elisée Reclus, qui a droit à tous les honneurs posthumes comme géographe génial. Benoit Malon peut prendre rang parmi les sociologues. Jutes Vallès, qui a, croyons-nous, sa rue [la rue Jules-Vallès, qui est bien, elle, dans le onzième, a été dénommée ainsi par un arrêté du 7 décembre 1905], a sa place marquée dans les lettres. Eugène Varlin est distingué par le rôle qu’il joua au cours de l’insurrection communaliste de 1871, et, aussi, il n’y a pas à en douter, par la légende particulièrement douloureuse créée autour de sa personnalité par le plus atroce et le plus immérité des martyres.
Eugène Varlin avait été, dans les dernières années du Second Empire l’un des initiateurs les plus ardemment convaincus des associations ouvrières. Il fut parmi les premiers fondateurs de l’Internationale. Simple ouvrier relieur, il s’était formé lui-même. On le voyait aux cours du soir, attentif comme un écolier, buvant à pleines lèvres le savoir que sa pauvreté avait dû jusque là ignorer. Délégué par ses camarades à l’Exposition universelle de Vienne [c’était celle de Londres, en 1862, et je crois qu’il n’y est pas allé], il en avait donné un rapport remarqué [il est sans doute question ici d’un rapport (posthume) sur l’Exposition universelle à Paris en 1867]. Comme marque d’affection et de reconnaissance, il avait reçu d’eux une montre, une modeste montre d’argent, sur le boîtier de laquelle était gravée cette dédicace touchante dans sa simplicité : « À Eugène Varlin, les ouvriers relieurs reconnaissants » [la montre datait, dit-on, d’une grève de relieurs de 1864 ou 1865]. Nous reparlerons tout à l’heure de cette montre.
Envoyé à la Commune par les électeurs du sixième arrondissement, Varlin fit partie de la commission des finances, puis de la commission des subsistances et de l’intendance. Quand les jours sombres furent arrivés, il fut un des rares qui se battirent jusqu’à la dernière barricade, le dimanche 28 mai, rue Fontaine-au-Roi. On l’avait vu, dans !a journée du vendredi, rue Haxo, où il avait risqué sa vie pour défendre les cinquante otages amenés de la prison de la Roquette. Le dernier coup de feu éteint, Varlin s’était séparé de ses camarades. Il errait dans la grande ville occupée, cherchant, le devoir accompli, un asile.
Harassé, après plusieurs nuits passées sans sommeil, désespéré, Varlin s’était arrêté à la terrasse d’un café de la rue Lafayette, près du square Montholon, Il avait conservé sa luxuriante chevelure déjà grisonnante, bien qu’il n’eût dépassé que d’une année la trentaine, et la barbe très fournie. Un coup de rasoir et de ciseaux eût suffi à le défigurer, peut-être à le sauver de l’infâme dénonciation qui le guettait, lui dont la photographie était exposée à toutes les vitrines [ceci est très invraisemblable].
À quoi rêvait Varlin – à la défaite, au destin sanglant de ceux de ses amis qu’il n’avait pas revus, à la ruine de toutes ses espérances — quand un passant, portant à la boutonnière le ruban de la Légion d’honneur, vint lui frapper sur l’épaule.
— Vous êtes Eugène Varlin, le membre de la Commune ?
Sans laisser à Varlin le temps d’articuler une réponse, l’homme décoré avait fait un geste d’appel. Un officier escorté de quelques hommes, passait. Au geste de l’homme, l’officier s’était approché.
— Arrêtez ce monsieur, c’est un membre de la Commune. Je le connais. C’est Varlin.
L’officier, le lieutenant Sicre, du 67e de ligne, saisit Varlin au collet. Quant au passant décoré, il se nomma probablement — nous n’avons jamais pu savoir son nom. Sa qualité, nous la connaissons par le rapport du lieutenant à son colonel. Le dénonciateur de Varlin était un prêtre, vêtu en bourgeois. Ce prêtre avait, parait-il, été arrêté sous la Commune. Il se vengeait.
La vengeance devait être éclatante. Si le prêtre a accompagné le cortège qui a conduit Varlin à la mort, il a dû être pleinement satisfait.
Après s’être saisi de Varlin, l’officier « lui fait lier solidement les mains derrière le dos » et le conduit sous bonne escorte aux Buttes-Montmartre, où commande le général Lavaucoupet. Varlin a été préalablement fouillé. Il a sur lui un canif, la carte de visite d’un membre de la Commune, Tridon, une montre en argent et 280 francs environ. Le lendemain, les journaux racontaient qu’on avait trouvé sur lui trois cent mille francs !
Le lieutenant raconte ainsi l’exécution : « Interrogé et ne voulant rien dire, Varlin fut, d’après les ordres du général, conduit, par moi et l’escorte, près du mur du jardin où furent assassinés, le 18 mars, nos braves généraux Lecomte et Clément Thomas, pour y être fusillé. » L’officier ajoute que la foule accueillit l’exécution « en approuvant de ses bravos ».
Un journal du temps, le Tricolore, donne d’autres détails.
Quand le général Lavaucoupet eut donné l’ordre d’exécution, en indiquant : « Là, derrière ce mur », on entendit une voix qui hurlait : « Il faut le promener encore! » Et on « promena » Varlin. Déjà meurtri de coups, décoiffé d’un coup de latte par un affreux gamin, la face couverte de crachats immondes, Varlin dut se remettre en marche. Arrivé rue des Rosiers, on réclame la continuation du supplice : « II faut qu’il souffre encore! — glapit une mégère, faites-lui faire le tour des Buttes! » Enfin, on arrive au jardin où furent fusillés les deux généraux. Varlin ne vit déjà plus. Deux soldats le soutiennent sous les aisselles. On l’assied sur une chaise, et on le tue, on l’achève plutôt. »
Un des soldats qui faisaient partie de l’escorte du lieutenant, un caporal, interrogé par Camille Pelletan, quand ce dernier préparait son beau livre de la Semaine de Mai, a raconté qu’entre le deuxième et le troisième coup de feu — le premier avait raté — Varlin tenta un dernier effort pour se lever et crier un faible « Vive la Commune! ».
Voilà l’homme, et le martyre. Varlin n’a vraiment pas volé l’honneur posthume que lui décerne la Ville de Paris-
Nous avons promis de reparler de la montre d’argent. Celte montre avait été gardée par un des acteurs du drame. Un jour que le détenteur de la montre prenait part à un dîner d’amis, on parla de Varlin (c’était vers la fin de 1871), quelqu’un dit qu’il n’avait pas été tué et qu’il était réfugié à Londres.
— Varlin est mort, dit l’un des convives en ouvrant le boîtier de la montre qu’il tirait de son gousset. Voyez plutôt. Et tous purent lire, en effet sur la cuvette, l’inscription qu’y avaient fait graver les donateurs : « À Eugène Varlin, les ouvriers relieurs reconnaissants ».
L’incident a été raconté au cours d’une plaidoirie que prononça, en janvier 1878, Me Engelhard, président du Conseil général de la Seine, à l’occasion d’une demande présentée par la famille de Varlin, pour faire reconnaître que leur parent avait été fusillé.
Le 30 novembre 1872, dix-huit mois après la sinistre exécution des Buttes, un conseil de guerre ne s’était-il pas avisé de condamner Eugène Varlin, membre de la Commune, à mort, par contumace ! Par un raffinement d’hypocrisie, on voulait, officiellement, ignorer le drame du 28 mai [Bien d’autres assassinés, Delescluze notamment, ont été condamnés à mort — par contumace, forcément].
Le curé délateur ne s’est jamais fait connaître.
MAXIME VUILLAUME
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Le rapport signé « E. V. » est dans ce livre:
Délégation des ouvriers relieurs, La Reliure à l’exposition de 1867, Paris, 1869-1875.
Si vous voulez en savoir (beaucoup) plus sur Eugène Varlin, il y a bien sûr ses textes, dans ce livre:
Varlin (Eugène), Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).
Les deux articles suivants relatent l’établissement de l’acte de décès d’Eugène Varlin, en 1878, à la suite de la plaidoirie de Me Engelhard.
François-Nicolas Chifflart, qui n’a pas de rue à son nom à Paris, est pourtant l’auteur en 1865 de l’estampe Le Choléra sur Paris que j’ai choisie comme couverture de cet article (et que j’ai trouvée sur Gallica, là).
À suivre, donc.