Dimanche (le 12 avril), j’ai lu un article du Monde intitulé Avec le coronavirus, le retour des « corbeaux ». Pas un article particulièrement intéressant, ni particulièrement original. Mais justement, je commençais à en avoir un peu assez de cette sempiternelle référence à l’Occupation. Alors j’ai réagi.

Oui, on dénonce. Aujourd’hui. Comme pendant l’Occupation, disent et redisent les journalistes.

Les corbeaux évoquent « Le Corbeau », un célèbre film d’Henri-Georges Clouzot, tourné en 1943 et produit par une société allemande. Il est fondé sur une authentique histoire de dénonciations par lettres anonymes, qui s’est produite à Tulle entre 1917 et 1922. Ce film n’est pas le sujet du présent article, mais son histoire est passionnante et je vous renvoie à la très intéressante page écrite à son sujet par Pierre Billard sur le site de la cinémathèque. J’ajoute quand même un point important: le film a été interdit après la Libération et son auteur suspendu par les instances d’épuration.

N’empêche, « Le Corbeau » évoque l’Occupation et les nombreuses dénonciations envoyées aux autorités par d’honnêtes citoyens pendant cette période. Je me permets d’ajouter à celle des honnêtes citoyens les dénonciations faites par les journaux — ce qui me rapproche de mon sujet. Oui, des journaux et des journalistes ont dénoncé, publiquement, dans leurs colonnes, des collègues, des citoyens, des anonymes. En un temps où, ils ne l’ignoraient pas, ces dénonciations pouvaient signifier la déportation, la mort.

Pendant l’Occupation, mais pas seulement. Camille Pelletan nous rappelle opportunément, dans La Semaine de Mai (p.358):

Le Moniteur universel écrivait dans son numéro du 24 mai :

« Voici, par ordre alphabétique, la liste des cent six personnes qui ont fait partie de l’odieux gouvernement qui s’intitule la Commune de Paris.

« Il nous a semblé utile de les publier pour les clouer au pilori de l’histoire. »

Au pilori de l’histoire ?… ou à l’un des murs où l’on fusillait avec tant de verve ?

Or, dans ces cent six personnes figuraient tous ceux qui étaient sortis de la Commune, soit après quelques jours comme MM. Ranc et Parent, soit même dès le début, comme MM. Tirard, Méline, Chéron, etc.

Ne croyez pas qu’il y eût là une simple méprise : d’autres journaux reproduisirent cette liste, notamment le Paris-Journal ; et voici comment il dénonçait nommément MM. Ranc et Ulysse Parent (celui-ci étant arrêté).

« On se souvient que ce prudent patriote (M. Parent) a donné sa démission de membre de la Commune en même temps que son ami Ranc : mais ces deux hommes n’en ont pas moins joué un rôle très actif, paraît-il, dans l’épouvantable tragédie à laquelle nous venons d’assister. »

Oui, c’est de la répression de la Commune de Paris que je vous parle avec Camille Pelletan. Et d’une dénonciation par un journal. Les journalistes d’aujourd’hui n’en parlent pas, eux, et d’ailleurs ils ne parlent pas de la Commune du tout, soit qu’ils ne connaissent pas cette histoire, soit que, nos dirigeants ayant choisi Versailles (voir ici, , ou encore ), ils leur emboîtent « naturellement » le pas.

Dénonciations par les journaux — laissez moi me citer moi-même, à propos de la Commune.

Je pense encore une fois au Figaro qui, le 1er juin, avait publié un appel à la délation? Je pense surtout au feuilleton du Journal de Paris qui publie, du 26 juin au 2 août, la liste alphabétique de tous les noms contenus dans le Journal officiel. Ce remarquable travail d’un Henri Duquiès — qui est-ce? eh bien, un journaliste […] — provoque d’ailleurs un abondant courrier des lecteurs. Aucune protestation contre le procédé — peut-être parce que le journal a décidé de ne pas en publier. Le JO a publié les noms des médecins des bataillons, la liste de M. Duquiés comporte donc de nombreux médecins. Plusieurs d’entre eux protestent, mon nom est dans la liste et ne devrait pas y être, ou ce n’est pas moi, et d’ailleurs je ne l’ai pas voulu, et puis il fallait bien soigner les blessés.

(Dans Comme une rivière bleue, p.350.)

Nous n’en sommes pas là aujourd’hui, pourtant, les motivations des nombreuses dénonciations de particuliers d’aujourd’hui semblent avoir peu changé depuis 1871, je cite toujours le même roman:

Trois cent soixante-dix-neuf mille huit cent vingt-huit dénonciations (dont plus des trois quarts anonymes et beaucoup d’autres aux signatures soigneusement illisibles) ont été reçues par la police entre le 24 mai et le 13 juin (ce qui fait, oui, une pour quatre Parisiens, mais, rassurons-nous, un nombre moins important de personnes dénoncées (certains l’ont été quinze fois), et même de dénonciateurs, car une seule personne peut en dénoncer plusieurs, l’amant de sa femme, le beau-frère à qui l’on doit de l’argent, le mari de sa maîtresse, le voisin dont on aimerait récupérer l’appartement, la femme qui n’a pas voulu de vous, celui dont elle a voulu, un débiteur, et tous ceux dont la tête ne vous revient pas, en voilà des motivations) — il est vrai qu’il y a eu aussi des dénonciations pendant la Commune, peut-être par les mêmes…

Je doute qu’il y ait eu, même autant, de dénonciations pendant l’Occupation, presque quatre cent mille en seulement vingt jours (et rien qu’à Paris, forcément), c’est énorme… Pendant les premiers jours, la dénonciation entraînait l’exécution immédiate. Un exemple?

Un concierge de la rue de Belleville a dénoncé tous ses locataires. L’officier, indigné, a bien fusillé les locataires, mais il a fusillé le concierge aussi.

(Dans La Semaine de Mai, p. 322.) Ensuite, les exécutions se sont ralenties, la dénonciation débouchait seulement sur la prison et au bout peut-être la déportation en Nouvelle-Calédonie.

Rassurons-nous, les risques pour les dénoncés sont moins mortels aujourd’hui qu’ils ne l’étaient en 1871 ou en 1943.

Il est vrai que « elle parle avec sa voisine », « ils ne sont pas confinés », « elle va courir tous les matins », sont des délits moins graves, moins criminels que ceux pour lesquels on était condamné, « il était triste chaque fois qu’il y avait un échec de la Commune » — en 1871 — ou « elle est juive » — pendant l’Occupation. Parmi les dénonciations rapportées par l’article du Monde, je vois quand même un

Il arrive qu’on nous demande d’intervenir d’urgence sur des juifs ou des Arabes accusés d’avoir introduit le Covid-19 en France.

Il reste à nous demander quels sont les points communs entre ces trois moments de notre histoire, la répression de la Commune de Paris, l’Occupation et aujourd’hui… Entre aujourd’hui et la Commune, le chef de l’état et son exécuteur des hautes œuvres nous l’ont expliqué (voir nos articles déjà cités).

N’aurions-nous pas besoin de davantage de liberté, de libertés? Ne vivrions-nous pas mieux, en démocratie, que dans un régime de plus en plus violemment répressif?

*

Quand j’ai eu fini d’écrire ces quelques lignes, j’ai voulu chercher une image pour en faire la couverture. J’avais bien pensé au beau Pierre Fresnay dans « Le Corbeau », mais c’était un peu loin. Alors j’ai tapé dans la barre de recherche d’un moteur connu les mots « lettre de dénonciation » et j’ai trouvé, en tout premier lieu… un modèle de lettre, avec une présentation que j’ai copiée et dont j’ai particulièrement apprécié le « vous pourrez signer ou laisser anonyme », qui répond (implicitement) au fait que les numéros de téléphone masqués ne le sont pas pour la police: avec une lettre, vous serez vraiment anonyme! J’espère — on peut rêver — que, trois jours après, quand vous lirez cet article, cette lettre ne sera plus là.