Dans son petit livre (et grand classique) Les Écrivains contre la Commune, Paul Lidsky considère les « types dans la littérature anti-communarde » qu’il range dans un ordre, je suppose décroissant, le jeune déclassé communard, le mauvais ouvrier, le voyou, et, en dessous de tout, la communarde (il y a aussi le soldat versaillais, mais il est clairement dans une autre catégorie).
Pourtant, il y a encore plus bas que le voyou et la femme, il y a l’Arabe. Le voici dans Le Turco de la Commune, un « joli » conte (un des Contes du lundi), d’autant plus pernicieux qu’il est écrit sur un ton badin, comme sait si bien le faire Alphonse Daudet (et comme le remarque Lidsky dans son livre).
Le turco s’appelle Kadour, il vient d’une « tribu » algérienne. Il a été embarqué dans la stupide et meurtrière guerre franco-prussienne, sans doute un effet des bienfaits de la colonisation (ces commentaires ne sont pas dus à Daudet). Il est
triste et patient comme un chien malade
— je vous avais dit que nous étions en dessous de la femme. Il ne parle pas français et même pas le « patois » algérien (mais alors, que parle-t-il?). Et bien sûr, il ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui.
Deux mois se passèrent ainsi. Paris, en ces deux mois, avait bien fait des choses ; mais Kadour ne s’en doutait pas.
Ce « bien des choses », c’est la Commune, bien entendu. Kadour, qui n’y comprend toujours rien, est quand même utilisé par les communards qui aiment tant les chamarures (je passe sur les autres piques lancées délicatement par l’auteur à cette occasion),
Avec sa veste bleue, brodée de jaune, son turban, sa derbouka, le turco vint compléter la mascarade.
Les comparaisons animales ne sont pas terminées,
celui-là était bien un vrai turco. Pour s’en convaincre, on n’avait qu’à regarder cette frimousse éveillée de jeune singe
— Monsieur Daudet reconnaît les vrais Arabes à ce qu’ils ressemblent à des singes!
Et puis, le mois de mai arrive. Le turco se bat sur une barricade, croyant toujours que c’est contre les Prussiens. La barricade est prise.
« Fais voir ton fusil. »
Son fusil était encore chaud.
« Fais voir tes mains. »
Ses mains étaient noires de poudre. Et le turco les montrait fièrement, toujours avec son bon rire. Alors on le pousse contre un mur, et ran !…
Il est mort sans y avoir rien compris…
Mais non!!!
Je vais vous dire la vérité.
Kadour, contrairement à ce qu’a prétendu Daudet, savait parfaitement ce qu’il faisait. Il a défendu Paris assiégé avec ses camarades de la Garde nationale. Il a fêté la proclamation de la Commune le 28 mars avec ses amis, notamment en jouant de la derbouka et en dansant à La Chapelle, comme on peut le lire dans Comme une rivière bleue. Et il a défendu la Commune. La preuve? Maria Verdure l’a rencontré, le lundi 22 mai, près de l’Hôtel de Ville:
— Kadour! Qu’est-ce que tu fais là?
— J’me bats, citoyenne, j’défends la Commune. Ils veulent nous tuer pareil qu’ils ont tué mes oncles, au pays.
Apparemment, Kadour avait compris deux ou trois choses dont M. Daudet ne se doutait même pas…
Et il en meurt. C’est peut-être lui que Maria voit, le jeudi 25, près du Pont-Neuf…
Elle voit: drapeaux tricolores à toutes les fenêtres; colonnes de prisonniers attachés deux par deux par les poignets; parmi eux un garçon bouclé; arbres en feuilles, sur le quai à l’autre bout du Pont-Neuf; longue traînée de sang qui suit le fil de l’eau sans se mélanger au fleuve; uniforme bleu brodé de jaune sur un cadavre, en bas du quai rive gauche, qui ressemble à Kadour […]
*
La lecture du Turco de Daudet m’avait profondément énervée — la morale insidieuse de ce monsieur m’exaspère depuis l’école élémentaire et la lecture de La Chèvre de monsieur Seguin. La littérature peut aussi servir à rétablir quelques vérités…
La belle image de Daniel Vierge, que j’ai trouvée par hasard (et qui est au musée Carnavalet), m’a donné envie de reparler de Kadour. C’est fait!
Les livres cités
Lidsky (Paul), Les écrivains contre la Commune, Paris, Maspero (1970), La Découverte (2010).
Les citations en vert viennent de
Daudet (Alphonse), Les Contes du lundi, Lemerre (1873).
Et celles en rouge de
Audin (Michèle), Comme une rivière bleue, L’arbalète-Gallimard (2017)