La déchéance de Napoleon III prononcée, les proscrits rentrent à Paris. Victor Hugo, pour cet article, mais pas seulement. Quelques autres dans l’article de demain!
C’est encore une fois, Maxime Vuillaume qui raconte ici. Avec un peu d’aide cette fois:
Le Matin, 10 septembre 1912, quarante et un ans après, pour le texte en noir, de Maxime Vuillaume.
Le Rappel, 7 septembre 1870, sur l’actualité, pour les compléments en vert (extraits de l’article d’Yves Guyot).
LE RETOUR DE VICTOR HUGO
— Victor Hugo arrive ce soir.
C’est Rogeard, l’auteur des Propos de Labienus, qui nous apporte cette nouvelle. Quand, en 1865, fuyant les poursuites de l’Empire, Rogeard a séjourné à Bruxelles, il était reçu comme un ami à la maison de la place des Barricades — la maison du poète proscrit. Rogeard, dès l’apparition du Rappel, a été l’un de ses leaders. Il a rencontré, dans la matinée, Meurice, ou quelque autre familier du journal, qui l’a averti de la rentrée imminente de l’auteur des Châtiments.
Nous sommes une vingtaine à notre petite brasserie habituelle, la brasserie Kroeber, face au théâtre Cluny. (La brasserie d’autrefois a fait place à un restaurant.) Il y a là, au moment où entre Rogeard André Gill, Vermersch, Maroteau, Pilotell, Frémine, Vallès, dont le front se plisse. Il admire, certes, Hugo, mais il ne lui pardonne pas un discours de 48, où le poète a, paraît-il, flétri le drapeau rouge. Gill est un pur hugolâtre. Il se lève, retrousse ses moustaches de mousquetaire. Il rejette en arrière sa crinière romantique. Il déclame les strophes fameuses:
Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France! France aimée et qu’on pleure toujours
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours!Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente
France! Hors le devoir, hélas! j’oublierai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente
Je resterai proscrit, voulant rester debout.J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla;
S’il en demeure dix, je serai le dixième;
Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là!
À quelle heure ? À quelle gare ? Gare du Nord, dit Rogeard. L’heure, personne n’en sait rien. Les voies sont encombrées. On a fait demander du Rappel au chef de gare. La division de Maudhuy, du 13e corps, qui est à Laon, doit partir aujourd’hui même pour arriver vers sept heures à Paris. Impossible de fixer une heure exacte pour le train de Bruxelles. D’autres troupes du 13e corps peuvent s’embarquer. C’est le désarroi. Ce qui est sûr, c’est que Victor Hugo sera à Paris dans la soirée. Donc, si vous voulez, rendez-vous à sept heures, sous le péristyle.
Six heures. Boulevard de Strasbourg. À cent pas de la gare. La foule emplit la large avenue. Les journaux ont annoncé l’arrivée du corps de Vinoy… Mac-Mahon… Sedan… Retraite… Vinoy… Ces mots seuls frappent nos oreilles. La vaste place grouille comme une énorme fourmilière. Tout ce monde porte sur le visage la marque d’une anxiété profonde. Par les baies qui donnent accès aux voies ferrées, voilà des paquets de troupiers qui se montrent, lignards, artilleurs, cuirassiers, mêlés les uns aux autres. Il s’en échappe de partout. Ils disparaissent dans la foule. Où vont-ils ? D’où viennent-ils ? Que savent-ils de l’épouvantable désastre ?
Personne dans cette foule ne songe à Victor Hugo. Nous seuls pensons a lui.
Sous le péristyle de la gare. Voici les amis. Vallès, malgré tout, est venu. Gill va faire, dit-il, un dessin superbe dans L’Éclipse. Maroteau — qui sera, moins d’un an après, au bagne de la Calédonie [le délai est un peu exagéré], et qui y mourra — secoue sa chevelure bouclée sur sa vareuse de mobile [je ne suis pas certaine qu’il était vraiment là, voir l’article du 27 septembre prochain]. Des visages de connaissance. Les deux fils du poète, François-Victor et Charles.
Sept heures. Le chef de gare, interpellé, esquisse un geste vague.
Dès huit heures, une foule considérable se pressait dans la cour de la gare du Nord. À neuf heures, elle débordait sur la place, et elle s’étouffait dans les couloirs qui précédent les salles d’attente. Quelques rédacteurs du Rappel qui étaient allés au-devant du grand citoyen rentrant en France après dix-neuf ans, ont été reconnus et cordialement accueillis. On a chanté le Chant du Départ et crié Vive la République avec une telle énergie qu’un employé est venu prier qu’on fît moins de bruit, à cause des blessés de l’ambulance établie à la gare.
Coup de sifflet de locomotive. Est-ce le train de Bruxelles ? Non. Devant nous s’allonge une nouvelle et interminable file de soldats de toutes armes. Pâles, éreintés, des sacs sur les épaules. Cela sent la retraite hâtive, anxieuse, effrayée peut-être, devant un ennemi qui vous talonne et qui ne vous lâchera pas, si vous lui donnez le temps de vous atteindre.
Nous attendons toujours. Quelques-uns commencent à désespérer. Une dépêche vient d’arriver, annonçant le retour de Louis Blanc par le train de nuit, vers minuit ou une heure. Qui sait si Victor Hugo n’aura pas lui-même retardé son départ ?
— Le train de Bruxelles est en gare!
Ce cri nous réveille tous.
— Sur deux rangs, commande, gouailleur, Vallès. Sur deux rangs. Comme au collège… Le proviseur va passer l’inspection.
Cinq ou six personnes, valise à la main. Au milieu des nouveaux arrivants, un homme, petit, trapu, la tête légèrement penchée sur l’épaule, la barbe blanche, le teint rose. Victor Hugo. C’est lui. Je le compare, tandis qu’il vient à nous, aux photographies en vente sur le boulevard Saint-Michel. C’est bien cela.
Je me suis précipité à sa suite. Je suis au premier rang. Je ne donnerais pas ma place pour un empire. Nous traversons la foule, sans égards pour ceux que nous bousculons, et qui se demandent certainement quels sont ces gens affairés qui les dérangent dans leur patiente attente. Personne ne sait que ce vieux monsieur à barbe blanche, c’est le grand proscrit, celui qui a fait le serment fameux, et qui, le jour arrivé, en est délié.
La mêlée a été telle, que Victor Hugo a passé presque contre nous sans que nous l’ayons vu. Nous ne nous sommes aperçus qu’il était passé qu’en entendant les acclamations enthousiastes qui éclataient dans la cour. Nous y sommes allés. Victor Hugo essaya de monter en voiture, mais la foule ne l’a pas laissé disparaître si vite; on l’a entraîné; on a voulu absolument qu’il se montrât et qu’il parlât d’une fenêtre du café qui fait un des angles de la place.
Au café d’en face. Un café gris, qui fait le coin de la place et du boulevard. Nous entrons en coup de vent. Nous nous engageons, serrés, dans un escalier étroit qui conduit à une salle de l’entresol. Il y a, à cet entresol, une fenêtre basse d’où l’on domine la foule.
Victor Hugo s’est accoudé à la barre d’appui. Il embrasse d’un regard toutes ces têtes, subitement tournées vers lui. Comme une secousse électrique, la nouvelle a couru d’un bout à l’autre de la place. Victor Hugo est là. À cette fenêtre. Il va parler.
Le poète a levé la main, dans un geste ample… Je le regarde. Il est transfiguré. Ce n’est plus le petit homme à la tête inclinée. Le visage est d’un dieu. Du premier regard jeté sur cette foule immense, il l’a conquise. Elle est désormais attachée à ses lèvres.
— Citoyens…
La voix est d’un timbre magnifique. L’accent d’un prophète.
— Citoyens…
Et le puissant orateur scande sa phrase, laissant, un à un, tomber les mots, qui vont frapper droit au cœur les milliers d’assistants.
— Citoyens, j’avais dit: le jour où la République rentrera en France, je rentrerai. Me voici.
Oh! cette phrase, je l’ai, pendant quarante ans, gardée fidèlement dans ma mémoire. J’en entends encore l’écho. J’entends encore les formidables applaudissements.
— Vive Victor Hugo! Vive la République!
Le poète parlait toujours. Il jurait de défendre Paris. C’est pour le défendre qu’il était rentré.
[Évidemment, le grand homme ne s’était pas contenté de ces quelques mots. Et tout aussi évidemment, Le Rappel du lendemain ne se contentait pas de ce résumé.]
Les paroles me manquent pour dire à quel point m’émeut l’inexprimable accueil que me fait le généreux peuple de Paris. Citoyens, j’avais dit : le jour où la République rentrera, je rentrerai. Me voici. (Acclamations.) Deux grandes choses m’appellent. La première, la République. La seconde, le danger. (Mouvement.) Je viens ici faire mon devoir. Quel est mon devoir ? C’est le vôtre, c’est celui de tous. Défendre Paris, garder Paris. Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde. Paris est le centre même de l’humanité. Paris est la ville sacrée. Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain. (Acclamations.) Paris est la capitale de la civilisation, qui n’est ni un royaume ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passé et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation ? C’est parce que Paris est la ville de la Révolution. (Bravos prolongés. ) Qu’une telle ville, qu’un tel chef-lieu, qu’un tel foyer de lumière, qu’un tel centre des esprits, des cœurs et des âmes, qu’un tel cerveau de la pensée universelle puisse être violé, brisé, pris d’assaut, par qui? par une invasion sauvage; cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais! (Cris prolongés. Non, jamais, jamais!) Citoyens, Paris triomphera, parce qu’il représente l’idée humaine et parce qu’il représente l’instinct populaire. L’instinct populaire est toujours d’accord avec l’idéal de la civilisation. Paris triomphera, mais à une condition, c’est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu’une seule âme; c’est que nous ne serons qu’un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le défendre. À cette condition, d’une part la République une, d’autre part le peuple unanime, Paris triomphera.
Quant à moi, je vous remercie de vos acclamations, mais je les rapporte toutes à cette grande angoisse, qui remue toutes les entrailles, la patrie en danger. Je ne vous demanda qu’une chose, l’Union! Par l’union, vous vaincrez. Étouffez toutes les haines, éloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles. Serrons-nous tous autour de la République en face de l’invasion, et soyons frères. Nous vaincrons. C’est par la fraternité qu’on sauve la liberté. (Acclamation; cri immense: vive Victor Hugo ! vive là République!)
La foule, en bas, était comme transportée. Silencieuse tout à l’heure, quand elle attendait les soldats de Vinoy, l’éloquence du maître incomparable l’avait secouée. Je voyais les têtes s’agiter, les bras se tendre, les regards flamber. Les acclamations retentissaient encore quand l’orateur avait déjà quitté sa tribune improvisée.
Victor Hugo, avec ceux qui l’accompagnaient, redescendit le petit escalier étroit par lequel nous étions tous montés. À la porte du café, une voiture découverte attendait. Deux dames l’occupaient déjà. Le poète s’inclina devant elles, et prit place. La voiture s’engagea dans la foule. Longtemps, je vis des chapeaux s’élever, j’entendis des clameurs.
En bas, j’avais retrouvé Gill, furieux de n’avoir pu, comme moi, approcher le grand homme. Nous revînmes ensemble au boulevard Saint-Michel. Paris était encore dans l’émoi de la proclamation de la République. Des lampions et des drapeaux aux fenêtres. Les terrasses des cafés pleines de gens qui causaient et riaient, oubliant pour quelques heures, dans la joie du renversement de l’Empire, la tristesse du désastre qui l’avait amené, ne se doutant pas que derrière ce voile trompeur de l’espérance, il y avait cinq mois de misères terribles, cinq mois d’un siège, aboutissant à la capitulation et la défaite.
Huit jours après la rentrée de Victor Hugo — le 13 septembre — Paris s’enfermait, pour vaincre ou pour mourir, derrière ses murs.
Maxime Vuillaume
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L’hugolâtre André Gill avait mis Victor Hugo, « je veux toute la liberté comme je veux toute la lumière », à la une de La Lune le 19 mai 1867. Il n’y avait plus qu’à aller le chercher sur Gallica, là.
Cet article a été préparé en avril 2020.