Avec un jour de retard, je lis La Patrie en danger d’hier, et j’y relève l’article « Sac de la Marseillaise ». Vous vous souvenez sans doute du numéro unique de La Marseillaise, celui qui n’est même pas arrivé jusqu’à la Bibliothèque nationale de France, mais que nous avons lu, dans un ancien article, à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. J’en ai d’ailleurs republié des extraits dans l’article d’hier…

Sac de la Marseillaise

Nous apprenons avec douleur les violences commises dans les bureaux de la Marseillaise par un certain nombre de gardes nationaux. Si chacun se met à jeter par les fenêtres ou à brûler en place publique les journaux qui lui déplaisent, qu’allons-nous devenir? C’est la guerre civile entée sur la guerre étrangère. Paris va-t-il donner au monde le spectacle de Jérusalem assiégée par Titus?

On assure que le signal de cette déplorable affaire n’a pas été donné par les gardes nationaux eux-mêmes, qui auraient été entraînés par l’exemple. Les individus qui ont arrêté et brûlé une voiture chargée de numéros de la Marseillaise étaient vêtus en bourgeois et appartiennent probablement à l’ancienne police qui rôde dans Paris, à l’affût du trouble et du tumulte.

On assure qu’un de ces gardes nationaux égarés aurait dit en montrant un citoyen: « Celui-là est de Belleville, on peut l’arrêter. » Qu’adviendrait-il de Paris et de la France, si un habitant de Belleville disait à son tour dans une foule ameutée: « Celui-là est de la rue Vivienne, on peut l’arrêter. »

Si, en présence de l’ennemi, nous ne savons pas faire le sacrifice d’une partie de nos passions, si nous ne savons pas dominer nos rancunes et faire trêve aux haines d’opinion, nous pouvons nous écrier dès aujourd’hui: « Fin de la France! » comme Kosciusko vaincu sur son dernier champ de bataille: Finis Poloniae!

BL.

Et voici Rochefort, qui a accepté, pour des raisons qui lui sont propres, de faire partie du gouvernement, et qui a, fort aimablement, décliné la proposition de participer à La Marseillaise (voir, toujours, cet article), le voici qui se fâche et écrit aux journaux, les autres (et certes tous le publient):

Paris, le 8 septembre 1870.

Monsieur le rédacteur,

Au moment où toutes les opinions désarment et où tous les citoyens s’unissent contre l’ennemi, un article odieux intitulé « La Réaction », signé général Cluseret, et qui est une véritable excitation à la guerre civile, a paru ce matin dans la Marseillaise. Permettez-moi de rappeler au public que je ne fais plus, en quoi que ce soit, partie de ce journal.

Agréez, monsieur le rédacteur, l’assurance de mon dévouement.

HENRI ROCHEFORT.

Par contre, presque aucun journal ne reproduit l’article « odieux ». Le voici (La Marseillaise, 9 septembre):

La Réaction

M. Gambetta, l’ex-candidat du peuple à Belleville, commence par donner des gages à ses nouveaux alliés de la Chaussée d’Antin.

Il a publié hier un décret par lequel il exclut le peuple de la garde nationale.

Ne voteront que les gardes nationaux armés, dit le décret, et comme on n’a armé que les bourgeois bonapartistes ou trembleurs, eux seuls votent et élisent des officiers.

Le peuple, lui, comme sous l’empire, n’est bon qu’à produire et à se faire tuer pour ceux qui consomment. Silence au pauvre! disait la monarchie de juillet. Arrière la canaille! dit M. Gambetta, l’élu du peuple. Et les Prussiens sont à la porte de Paris. Et les princes d’Orléans sont dedans. Et les gardes municipaux, avec les armes chargées, attendent dans leurs casernes le signal.

Et la préfecture de police est dans les mains de Kératry, et Paris est dans les mains de Trochu comme aussi l’armée.

Quant au peuple on lui a laissé l’instruction publique à fonder, la justice à attendre.

Est-ce assez?

L’armée, Paris, la police et l’administration aux d’Orléans. Les cultes et l’instruction à la République.

À bientôt les casse-têtes, Mazas et l’exil.

En éloignant le peuple de la garde nationale, en le traitant en suspect comme on traite la garde mobile, Gambetta a plus fait pour Guillaume que Steinmetz. Il a bien mérité de la Prusse; au peuple de dire s’il a bien mérité de la patrie.

Général Cluseret

Était-ce vraiment si odieux? Dans le même numéro, celui du 9 septembre, de La Patrie en danger, un compte rendu d’une réunion du club du même nom. Elle se tient dans la salle du café des Halles centrales. Cluseret y donne quelques éclaircissements.

Club de La Patrie en danger

Présidence du citoyen Blanqui

Le citoyen Cluseret demande la parole pour donner quelques explications au sujet de ce qui s’est passé aujourd’hui même dans les bureaux de la Marseillaise au sujet d’un article publié par lui dans ce journal. Il pense que le soutien que nous devons au gouvernement en raison des circonstances difficiles où il se trouve, ne doit pas nous faire abdiquer le droit de critique des hommes libres . Sur ses observations la foule, assure-t-il, n’aurait pas tardé à se retirer.

Le citoyen Bellangé demande que le gouvernement provisoire fasse fermer les magasins et les ateliers qui ne sont pas utiles à la défense de Paris.

Le citoyen Balsenq demande que les églises soient utilisées pour la défense, que les prêtres viennent exposer leurs poitrines au feu de l’ennemi, et que les religieuses soient employées dans les ambulances.

En ce moment, on annonce l’arrivée du citoyen Flourens. Il est acclamé par l’assemblée et s’avance au milieu des cris de vive la République.

Le citoyen Lullier s’est chargé de demander auprès du gouvernement provisoire la suppression des sergents de ville et des gardes nationaux [municipaux?], et la destitution des commissaires de police. Il nous apprend que deux de ces demandes ont été accueillies, mais que celle concernant les gardes municipaux a été repoussée.

La parole est au citoyen Lombard. Le devoir des réunions, dit-il, est d’éclairer le gouvernement et de le soutenir. Nous devons avoir en lui une confiance absolue (Protestations.)

Flourens a la parole.

Nous regrettons vivement que le défaut de place ne nous permette pas d’analyser son excellent discours, souvent interrompu par les acclamations de l’assemblée.

La parole est au sieur Armand Lévy. Des qu’il se présente, des protestations s’élèvent contre lui de tous les côtés de la salle. Il a été un des commensaux du Palais-Royal. Sur la proposition du citoyen Levrault [Levraud], la parole lui est enlevée.

Le citoyen Cartier voudrait que l’on créât des établissements pour garder les enfants pendant que leurs parents seraient occupés contre l’ennemi.

Le citoyen Vintelli nous communique que plusieurs fils de famille qui devraient être à l’armée sont encore employés aux compagnies de chemins de fer; que les ambulances sont remplies d’infirmiers qui s’exemptent ainsi du service militaire. Aujourd’hui des mobiles arrivant de province ont été raillés par les femmes qui encombrent le boulevard Montmartre. L’orateur demande que les prostituées soient expulsées de Paris.

Le citoyen Dreux propose la création d’une compagnie franche parmi les membres de cette assemblée, pour agir sur les derrières de l’ennemi quand il sera sous les murs de Paris. Il demande aussi que l’assemblée fasse demain une manifestation imposante avec un drapeau noir en tête.

Regnard lui répond qu’une telle manifestation lui semblait intempestive. Revenant sur l’incident Lévy, il explique que nous ne sommes plus au temps des réunions publiques, que cette réunion est un club ayant une opinion et ne devait pas tolérer à sa tribune les orateurs dont la présence ne serait qu’une occasion de tumulte.

Blanqui prend la parole. Il appuie ce que vient de dire le citoyen Regnard, par de nouvelles considérations. Il demande comment se font les distributions d’armes. Des diverses réponses qui sont faites, il résulte que, dans certaines mairies, elles sont remises à tous les citoyens valides, et que, dans d’autres, elles ne sont livrées qu’aux seuls électeurs inscrits.

Féret [Ferré?] rappelle que l’on n’a pas encore de nouvelles de Mégy.

Chassin dit qu’il ne faut pas légèrement accuser le gouvernement, mais le forcer à devenir révolutionnaire.

La séance est levée.

Demain soir, à huit heures, café des Halles, nouvelle réunion.

Albert Goullé

J’ajoute que Le Rappel daté du 10 septembre a aussi publié un compte rendu de cette réunion, assez différent… Le journaliste a omis l’incident Lévy (comme dit Regnard), connaissait moins bien les citoyens en présence qu’Albert Goullé, s’est donné plus de mal que lui à rendre compte de ce qu’a dit Flourens, …

Mais comment ignorer que ce journaliste n’a pas omis, lui, entre celles des citoyens Bellangé et Balsenq, l’intervention de la citoyenne Émery?

La citoyenne Émery propose d’organiser dans chaque arrondissement une ambulance où les femmes offriraient leurs services et, par les soins qu’elles donneraient aux blessés, concourraient à la défense et au triomphe de la République.

Cet article a été préparé en mai 2020.