Aujourd’hui, 12 septembre, nous sommes lundi (en 1870, bien sûr). Comme tous les lundis, à 15 heures, trois heures du soir, comme on disait, l’Académie des sciences se réunit, quai Conti, à Paris. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il empire, qu’il guerre, qu’il république, qu’il siège…

Et aujourd’hui, la guerre fait irruption à l’Académie des sciences, sous la forme d’une lettre que Charles-Emmanuel Sédillot, un chirurgien militaire retraité et volontaire de 66 ans a envoyée, déjà le 2 septembre, depuis les ambulances de Haguenau, au Président de l’illustre assemblée.

Le salut de milliers de blessés appelle le concours et les efforts de tous les chirurgiens, pour arriver aux meilleures méthodes et aux plus sûrs procédés des opérations nécessitées par les armes de guerre: à ce titre, je soumets à l’appréciation de l’Académie, et à celle de mes confrères militaires et civils, quelques remarques inspirées par une longue expérience [il a participé, comme médecin, à l’insurrection polonaise de 1831, à la campagne de Constantine en 1837] et par l’observation récente de plus de quinze cents blessés et de plus de deux cents amputations, parmi lesquelles j’ai dû en pratiquer une quarantaine, et jusqu’à quinze dans une seule journée.

Ainsi commence cette lettre. Il a opéré , dit-il, « à Haguenau, à Bischwiller, à Reichshoffen, à Walbourg, à Durrenbach, à Pfaffenhoffen et dans quelques autres localités ».

La gangrène, les hémorrhagies [il y a un « h » en latin…] et, plus tard, les infections purulentes et putrides étaient rapidement mortelles.

Il propose des méthodes pour améliorer les résultats, à commencer par l’introduction, dans les ambulances, du

principe de la division du travail, si féconde en toutes choses un seul opérateur, bien secondé, pourrait pratiquer cent amputations, au moins, par jour, et si l’on admet la nécessité d’une amputation sur dix blessés, proportion probablement trop élevée, l’on comprendra quel rôle important doit être attribué à la rapidité opératoire.

Là, on parle vraiment de la guerre… Et c’est une lettre scientifique, longue (plus de quatre pages imprimées), avec des détails techniques sur les amputations de la cuisse, du bras, etc. Je vous laisse aller la lire (je donne la source ci-dessous). Voici les deux derniers paragraphes:

On sera disposé peut-être à traiter notre chirurgie de barbare, et l’on nous accusera de multiplier des mutilations, que l’on pourrait éviter ou remplacer par des résections ou par des consolidations lentement et difficilement obtenues nous répondrons que c’est la véritable chirurgie conservatrice, parce qu’en sacrifiant les membres elle sauve la vie.

Nous terminerons en disant, avec tous les chirurgiens de nos jours, que la dissémination des blessés est une mesure indispensable, qui décide de la vie ou de la mort de milliers d’hommes, et que le transport des convalescents et de tous ceux qui sont capables de supporter les fatigues d’un déplacement dans des lieux bien aérés, salubres et éloignés du théâtre de la guerre, est le meilleur moyen d’assurer leur guérison.

La semaine suivante, c’est-à-dire le lundi 19 septembre, l’Académie a lu une autre lettre de Sédillot, toujours envoyée de Haguenau, datée du 11 septembre cette fois. En voici le début:

L’affreuse mortalité des blessés par armes de guerre appelle l’attention de tous les amis de la science et de l’humanité, et je suis certain de la sympathie de l’Académie en vous entretenant de ce sujet. La question « de la conservation des blessés » devrait être mise et rester à l’ordre du jour des Académies et des Sociétés de Médecine, et je voudrais que les propositions que j’ai l’honneur de vous soumettre pussent être adoptées ou remplacées par des dispositions mieux conçues et d’une plus complète efficacité.

Encore un petit extrait.

Une vérité fondamentale s’est fait jour et n’admet plus de discussion. Il faut placer les blessés dans des conditions hygiéniques favorables, et pour cela les disséminer. Mais comment, dans quelles proportions, sur quelle étendue de territoire, par quels moyens leur assurer des soins médicaux ? Voilà ce qu’il importe d’établir. L’Amérique, dès ses premiers pas, a presque entièrement résolu ces difficultés par de magnifiques baraquements, où s’accumulaient toutes les ressources viandes fraîches, conserves, fruits, légumes et autres aliments variés, laitage, glace, aération parfaite, pharmacies complètes, chirurgiens chargés, sans intermédiaires inutiles et par cela même dangereux, de la direction de tous les services, ordre de brûler de fond en comble ces hôpitaux improvisés, dès qu’une apparence infectieuse en compromettait la salubrité; transports et évacuations rapides par chemins de fer et bâtiments maritimes appropriés; aucun secours ne faisait défaut. Mais quelle nation européenne est capable de fournir une première mise volontaire de 400 millions pour secours à ses blessés? Il nous faut donc chercher d’autres ressources. Celles d’aujour-d’hui, quoique supérieures à celles dont on s’est longtemps contenté, sont absolument insuffisantes. Partout nous voyons des hôpitaux, des ambulances, des villages et des villes encombrés. Du huitième au douzième jour, on reconnaît les lieux où séjournent les blessés, à l’odeur de suppuration et de gangrène qui s’en dégage. Quelques jours plus tard, l’infection est générale et entraîne une immense mortalité. Le personnel médical et hospitalier n’échappe pas à cette action délétère, marquée, dès le début, par des affections gastro-intestinales plus ou moins graves. Comment de malheureux blessés pourraient-ils y résister!

Et il propose des mesures d’éloignement… notamment.

Le 12 septembre, j’ai noté encore deux choses dans le volume des Comptes rendus de l’Académie des sciences.

L’une d’elle concerne l’alimentation dans une ville assiégée, mais il en sera question plus longuement plus tard.

L’autre est le fait que l’observatoire météorologique de Montsouris a arrêté ses observations et publications, le bâtiment ayant été réquisitionné pour la défense de Paris. Noter que le bâtiment est en bois et verre, et situé à cent mètres des fortifications. C’était donc prudent.

Pour alléger l’atmosphère après les cent amputations quotidiennes, cet entrefilet relevé dans Le Phare de la Loire daté du 15 septembre:

Prévisions du temps

Observations météorologiques faites le 15 septembre

Bulletin de l’Observatoire de Paris

Le service météorologique est transféré à Tours [comme la poste, etc.].

Aujourd’hui le temps est incertain.

Les dépêches sont insuffisantes.

Les deux dernières informations de cet article viennent du Rappel daté du 13 septembre, dans lequel, quoique très différentes, elles se suivent. La première concerne l’Observatoire lui-même:

On sait que dans la coupole de l’Observatoire sont pratiquées de larges ouvertures circulaires par lesquelles on observe les astres. En cas de siège, ces ouvertures laisseraient le passage libre aux projectiles qui posrraiect détruire les précieux instruments d’optique. Aussi vient on d’enlever les instruments des plates formes où ils étaient installés, pour les placer provisoirement dans les caves de l’Observatoire.

Mégy a été mis en liberté vendredi. On attendait cette nouvelle avec impatience. Aussi les Toulonnais [après le procès de Blois, il avait été envoyé au bagne de Toulon] lui ont-ils donné des marques nombreuses de vive sympathie.

Ce qui fait revenir notre actualité « ordinaire » dans cet article…

*

L’image de couverture représente le camp de Haguenau, à quelques kilomètres de la « frontière », tel qu’il était — avant le passage de Sédillot — au début du mois d’août, selon Le Monde illustré du 13 août, l’image vient donc de Gallica, là.

Les Comptes rendus de l’Académie des sciences sont aussi sur Gallica. Pour le volume concerné, ils sont exactement là. Les deux lettres de Sédillot se trouvent pp.421 et 435.

Nous reviendrons à l’Académie des sciences, pas lundi prochain, mais dans deux semaines, le 26 septembre.

Cet article a été préparé en mai 2020.