Je vous laisse jouer au jeu des sept différences entre l’image de couverture d’aujourd’hui et celle du 7 septembre. Et constater que je vous parle aujourd’hui du journal d’hier, lundi 12 septembre (en réalité, la manchette du journal a changé dès  le n°4, samedi 10 septembre).

Il n’y a aucun doute, comme l’explique très bien Geffroy dans son livre, que Blanqui était très conscient des réalités politiques et militaires du moment, et l’article qui suit va le démontrer.

Il n’y a pas de doute non plus, comme le remarque Dommanget dans le sien, que l’article qui paraît le 12 septembre sur toute la première page de La Patrie en danger (dans le même numéro que la misogynie de Tridon) aurait pu être écrit par « n’importe quel bourgeois ». Les « hordes » de uhlans de 1814 n’étaient pas oubliées et nous en reprenons là pour (au moins) cinquante ans — la cathédrale de Reims après celle de Strasbourg… — de récriminations contre « la barbarie allemande ». Comment ne pas regretter les (naïves) déclarations « À nos frères allemands »?…

Comme toujours, ce qui est en bleu m’est dû.

La défense de Paris

(Troisième article)

Il faudrait pourtant, si c’est possible, en revenir au sens commun. La déclamation ne veut pas désarmer. Tout le monde se prépare à mourir sur les Barricades. Et les phrases de s’amonceler, comme les pavés, jusqu’au premier étage.

Si l’on ne meurt que sur les barricades, on vivra longtemps, et l’on peut, en toute sûreté, prêter le serment de cette mort héroïque: il n’en coûtera pas un cheveu.

Il est vraiment trop fort qu’après nos quarante jours d’aventures [un peu plus, s’il compte depuis la déclaration de guerre], on s’obstine encore à prendre les Prussiens pour des imbéciles. Le chauvinisme n’en démordrait pas, même à son dernier soupir. On ne lui ôtera pas de l’idée que les bons Allemands sont décidés à se faire tuer pour nous être agréables, et nous fournir un thème d’amplifications.

Bombardez donc Strasbourg douze nuits de suite, brûlez les cathédrales, chefs-d’œuvres des siècles, enterrez les populations sous les décombres fumants de leurs demeures, sans toucher aux remparts armés, exterminez les gens en respectant les pierres, pour que d’honnêtes citadins se persuadent que vous viendrez poser comme cible devant leurs barricades!

Oui-dà! les prussiens feront en conscience la guerre des rues! ils viendront, sans lésiner, devant chacun de vos barrages, dépenser deux ou trois régiments! ils sont assez riches pour payer leur gloire, n’est-ce pas?

À la bonne heure! vivez dans cette douce espérance, et surtout faites provision de patience pour les attendre jusqu’au jugement dernier, car vous serez tous morts avant d’avoir eu le plaisir d’apercevoir une seule de leurs figures. Ils tiennent beaucoup à vous tuer, mais fort peu à causer avec vous.

A-t-on oublié 1814 et le général prussien Muffling [Karl von Müffling], avec ses batteries de douze établies sur la Butte-Montmartre, disant d’un ton de féroce ironie à l’empereur Alexandre [le tzar Alexandre Ier]: « Faut-il les allumer? — Oh! non », répondait Alexandre.

Eh bien! ils nous « allumeront », cette fois, car ils n’ont plus d’alliés contrariants. Ils nous « allumeront », s’ils franchissent l’enceinte, et même avant de l’avoir franchie.

On sait déjà que, même de par delà les forts, ils peuvent bombarder les quartiers de la périphérie. S’ils prennent un fort, les projectiles arriveront très avant dans Paris, peut-être jusqu’au centre [c’est bien ce qui se passera en janvier].

Mais que l’enceinte soit forcée sur un seul point, alors commence l’œuvre de l’extermination. Les Prussiens n’auront garde de s’engager dans les rues. Pas un peut-être ne descendra le talus; ils chemineront à la sape dans le terre-plein du rempart, en suivant la face intérieure du parapet.

Du fond de cette tranchée, leurs mortiers vomiront sur Paris la dévastation et la mort. Une pluie de bombes et d’obus, partant de ce cercle de feu, allumera partout l’incendie et amoncellera les ruines jusqu’à ce que la grande capitale soit morte ou captive.

Les adjurations éloquentes de Victor Hugo ne la sauveront pas [il s’agit de l’appel « Aux Allemands » publié par Le Rappel daté du 10 septembre]. Ah! grand homme, vous jetez à votre insu de l’huile sur le feu. Vous croyez toucher le cœur de ces barbares, vous ne faites que redoubler leur rage. La gloire de Paris est sa condamnation. Au nom du genre humain, votre enthousiasme les rappelle au respect de la ville-mère, et ils rêvent le déchirement, la dispersion de ses entrailles.

Sa lumière, ils veulent l’éteindre; ses idées, les refouler dans le néant. Ce sont les hordes du cinquième siècle, débordées une seconde fois sur la Gaule, pour engloutir la civilisation moderne, comme elles ont dévoré la civilisation Gréco-Romaine, son aïeule.

N’entendez-vous pas leur hurlement sauvage: « Périsse la race latine! » Ils entonnent le chant de la tribu zélandaise autour de son festin cannibale: « Heureux qui brise de son tomahawk les têtes de la tribu ennemie et qui se repaît de sa chair et de son sang! » [Quel mélange!]

C’est Berlin qui doit être la ville sainte de l’avenir, le rayonnement qui éclaire le monde. Paris, c’est la Babylone usurpatrice et corrompue, la grande prostituée que l’envoyé de Dieu, l’ange exterminateur, la Bible à la main, va balayer de la face de la terre. Ignorez-vous que le Seigneur a marqué la race germaine du sceau de la prédestination? Elle a un mètre de tripes de plus que la nôtre [?!?!].

Défendons-nous. C’est la férocité d’Odin, doublée de la férocité de Moloch, qui marche sur nos cités, la barbarie du Vandale et la barbarie du Sémite [je n’ai pas osé utiliser celle-là comme titre de cet article…]. Défendons-nous et ne comptons sur personne.

Encore une fois, plus d’illusions! Ne plaçons notre espoir dans l’enceinte ni dans les forts qui ne protègent pas les faubourgs contre le bombardement. Il faut que les bombes soient tenues à distance de notre foyer sacré.

Ce n’est pas seulement du haut de maigres citadelles qu’on doit repousser l’agression des Barbares. Malheur à qui s’enferme timidement dans la défensive! C’est au loin, dans les plaines de Saint-Denis et d’Asnières, sur les hauteurs de Sannois et de Meudon, qu’il fait faire tête aux colonnes prussiennes, et leur interdire l’approche de nos murs.

L’attaque de l’ennemi sera probablement dirigée contre l’ouest de la ville qui est la partie la plus faible. On suppose qu’il tournera Paris par le sud, en passant la Seine au-dessus du confluent [avec la Marne, à Alfortville], et se portera sur Meudon, par le bois.

Les bois sont le séjour favori des Prussiens. c’est sous leur ombre qu’ils glissent silencieusement leurs masses, comme la panthère rampe vers sa victime. Ils viendront planter leurs batteries dans les ravins de Meudon, pour prendre d’enfilade la ligne droite de l’enceinte, depuis la porte du Point-du-Jour jusqu’à la porte Dauphine.

En même temps, leurs bombes couvriraient tout le 15e arrondissement, c’est-à-dire Grenelle et Vaugirard, et la partie sud du 16e, Auteuil et Passy.

Une autre portion de leur armée, traversant la Seine vers Épernay [évidemment Épinay, ce journal est très mal corrigé], à la faveur des îles [il s’agit des quatre îles qui forment aujourd’hui L’Île-Saint-Denis], s’avancerait par Gennevilliers et Asnières, afin de se combiner avec l’attaque du sud et embrasser tout le côté ouest de l’enceinte. Le Mont-Valérien ne pourrait atteindre ni l’une ni l’autre attaque. Elles se donneraient la main en arrière de la forteresse par le bois de Vézinet, Montenon [Montesson], Houilles et Sannois.

En 1815, les Prussiens de Blücher avaient tourné Paris par le nord, suivi la presqu’île de Vézinet, passé le pont de Chatou et enlevé Versailles; puis, traversant les bois, s’étaient postés dur Meudon, Clamart et Issy. Ils affectionnent cette route, qui leur paraît plus sûre, protégée qu’elle est par les méandres de la Seine et par les forêts qui couvrent au loin toute la partie ouest-nord-ouest de la capitale.

À cette époque, les Prussiens venaient de Waterloo, et ont dû gagner Meudon par leur droite. Ils paraissent aujourd’hui se diriger sur Paris, à la fois par le Nord et par l’Est, ce qui fait pressentir leur double attaque sur Épinay par la plaine d’Asnières, et sur Passy par les ravins de Meudon.

L’armée qui arrive de l’Est, entre la Marne et la Seine, franchira cette dernière rivière assez loin dans le sud, et gagnera vers le Nord-Ouest les bois de Meudon.

Celle qui vient de Laon sera chargée sans doute de l’autre attaque, celle par Épinay.

L’ennemi, fidèle à son système de ruse, fait dire confidentiellement à l’oreille qu’il se propose d’attaquer par Romainville, dans l’espoir que ces confidences seront rapportées et prises au sérieux.

Du reste, qu’il se présente sur un point ou sur un autre, l’essentiel est de veiller de près [sur] ses mouvements. La prudence commanderait d’établir au-dessus de Meudon des retranchements assez vastes pour contenir un nombre considérable de troupes faciles à renouveler par de solides communications. Car, si les Prussiens ont choisi Meudon pour point d’attaque, ils voudront l’enlever à tout prix, et y précipiteront, selon leur manière, masses sur masses, afin d’enlever la position par le nombre.

Blanqui.

Bon, La Patrie en danger publiera demain 14 septembre un article allemand… que peut-être Blanqui n’aura pas lu? À demain, donc!

Livres cités

Geffroy (Gustave)Blanqui L’Enfermé, L’Amourier (2015).

Dommanget (Maurice), Blanqui, la guerre de 1870-71 et la Commune, Domat (1947).

Cet article a été préparé en mai 2020.