C’est lundi et un groupe de vieux (quelqu’un a-t-il imaginé qu’ils étaient jeunes?) messieurs (quelqu’une a-t-elle imaginé que ce n’étaient pas des messieurs?) se retrouvent à l’Académie des sciences quai Conti. Il y a déjà deux semaines, comme je l’ai rapidement mentionné alors, ils ont commencé à parler de nourriture. Il s’agissait alors d’expériences faites sur… des mineurs belges et des chiens, démontrant (si, si) qu’on peut vivre et travailler sans manger, pourvu qu’on boive du café…

J’ai la conviction qu’un homme pourrait vivre plusieurs mois, et conserver de la force, en faisant usage chaque jour uniquement de 150 grammes du mélange suivant

Cacao en poudre 100 grammes
Café infusé 500 g
Thé infusé 500 g
Sucre 500 g

En évaporant les infusions de café et du thé on n’obtiendrait qu’un faible poids de résidu sec, de sorte que le mélange précédent ne pèserait pas plus de 1600 grammes et pourrait suffire à l’entretien de dix jours. Rien n’est d’ailleurs plus agréable que cette préparation précédente lorsqu’on l’a délayée dans de l’eau bouillante. Pour ma part, moi qui aime les expériences, je ne manquerais pas de m’y soumettre si je venais dans les circonstances actuelles à manquer de vivres.

Je voudrais donc voir le Gouvernement de la défense nationale faire pénétrer dans les villes assiégées ce mélange alimentaire appelé à rendre les plus grands services. Rien ne serait plus apte pour la réussite qu’une approbation de l’Académie des Sciences.

La discussion qui s’engage aujourd’hui est autrement plus sérieuse. Elle concerne le pain. La ville assiégée semble ne pas manquer de blé. Mais elle manque de moulins. Notre vedette du jour est un M. Grimaud (de Caux) qui écrit que l’on peut faire bouillir le blé (en grains), comme il l’a fait lui-même à Venise. Aussitôt, quelqu’un se souvient que

les Romains des premiers siècles vivaient de blé grillé, moulu et converti en bouillie; qu’on avait attribué à cette nourriture la bonne santé et l’énergie robuste de leurs soldats, et qu’on avait regardé l’habitude de manger du pain, introduite plus tard, chez ce peuple, comme une cause d’affaiblissement. De leur côté, les Arabes mangent réellement le blé en nature, après l’avoir décortiqué et cuit à la vapeur en quelque sorte, comme nous mangeons le riz crevé. M. Grimaud (de Caux) veut qu’on fasse bouillir le blé; c’est un troisième procédé culinaire.

Un autre respectable académicien chimiste prend la parole,

Dieu me garde de critiquer la Communication de M. Grimaud (de Caux) car je suis pénétré, dans les circonstances actuelles, de reconnaissance pour tous ceux qui, de bonne foi, tendent à en atténuer la gravité! Ce que je veux dire, c’est que le grain de froment cuit dans l’eau ou à la vapeur n’est pas du pain, c’est-à-dire un aliment préparé avec de la farine de froment ou de seigle, réduite en pâte avec de l’eau et du sel, puis levée par fermentation et cuite enfin; ce pain, qui présente à l’état solide ses parties au canal intestinal, est, à mon sens, dans une condition différente d’un aliment liquide ou à l’état de bouillie. Bien entendu que je ne parle pas d’une circonstance accidentelle, mais d’un état de choses permanent.

Puis il est question du pain blanc et du pain bis, de l’histoire de la panification, remontant aux anciens Egyptiens. Un troisième

s’empresse de reconnaître que, si l’on consommait le blé en nature, conformément aux indications contenues dans la Note dont M. Grimaud (de Caux) vient de donner lecture, on gagnerait, en substance nutritive pour l’homme, environ les 25 à 30 centièmes du poids du grain, qui restent dans le son suivant les procédés usuels de mouture.

Et il décrit les pains que l’on fabrique en Hollande. Ces messieurs vont parler de pain encore pendant des semaines. Et M. Grimaud (de Caux) reviendra à la charge:

Pour utiliser le blé en grain comme aliment, quand on est privé des moyens usuels d’en faire du pain, il est inutile de le décortiquer. Le décorticage priverait d’ailleurs le grain de la partie nutritive inhérente au son. Voici ma formule. Mettez le blé à tremper dans de l’eau de Seine (je parle pour Paris), pendant quelque temps, deux heures au moins; frottez bien les grains les uns contre les autres, afin d’enlever des restes de glume qui adhèrent à 1’épiderme, sous forme de poils très-déliés, lesquels viennent surnager par le fait du malaxage; retirez le blé de son eau de lavage, faites-le égoutter, mettez-le à cuire dans un vase, avec un peu d’eau, et traitez-le absolument comme du riz. Le blé est cuit quand le grain s’écrase sous les doigts. Pour condiment, on peut employer toute espèce d’aromates. Mais il suffit de sel, de poivre et d’une pointe d’ail pour obtenir un aliment savoureux, nutritif et de la plus facile digestion.

Une cuillerée de grain suffisait, à Venise, pour remplacer le pain d’une personne; mais il faut tenir compte des climats. Peut-être à Paris devrait-on doubler cette ration, quoique ce soit à peu près celle que l’on donne en riz à un cipaye dans l’Inde.

Il sera question de farine de seigle, d’avoine, du blé vert que l’on consomme en Lorraine, du fait que le pain de la veille est meilleur, et même de la forme des pains, jusqu’à une nouvelle intervention de M. Grimaud (de Caux):

A Venise, aux premières manifestations épidémiques, je coupai court à tout souci d’alimentation recherchée. Une soupe à l’ail fit partie du régime de la maison, maîtres et serviteurs, tous les matins, dès le lever, chacun avait sa part d’un potage dont la composition était fort simple. On coupait le pain par larges tranches [on en avait donc…] dans une soupière, et on l’arrosait d’huile; on l’assaisonnait avec du poivre et du sel; on mettait dessus plusieurs gousses d’ail cru, simplement écrasées; enfin on versait sur le tout une suffisante quantité d’eau bouillante, et l’on attendait que le pain fût bien trempé, pour donner à chacun sa part. Ainsi que j’ai déjà eu occasion de le dire, nous étions quatorze dans la maison, et nul de nous ne fut malade, ni pendant ni après le siège.

Que les cantinières qui font le service des fortifications distribuent tous les matins la soupe à l’ail, et la santé des gardiens de nos remparts trouvera dans cet aliment un grand élément de conservation.

Ah! des femmes!

Reconnaissez que j’ai réussi à écrire tout un article sur le pain pendant le siège de Paris sans parler de queues aux boulangeries, ni de rationnement, ni de l’inconnu entrant dans la composition du « pain du siège », ni des spéculations, ni même du travail des ouvriers boulangers la nuit (un sujet, pourtant, qui nous est cher, voir par exemple cet article et les suivants)… et presque sans femmes. C’est le charme de l’Académie des sciences…

*

L’estampe de Cham, un monsieur qui va dîner en ville et qui amène son pain, effet du rationnement, date de… dans quelques semaines. Mais le monsieur est peut-être un académicien des sciences, qui sait? Cette estampe est au musée Carnavalet, et je l’ai copiée ici.

Les Comptes rendus de l’Académie des sciences sont sur Gallica. Pour le volume concerné, ils sont exactement là. L’article sur le café est p.426, ceux de M. Grimaud (de Caux) pp. 443, 478…

Cet article a été préparé en mai 2020.