En tête du numéro daté du 24 septembre de La Patrie en danger, l’arrestation la veille au soir (le 22, veille du 23, donc) d’un journaliste, un correcteur et deux employés de l’imprimerie du journal. Dans le journal daté du 25, c’est Blanqui lui-même qui raconte et explique cette arrestation (de très courte durée). Henri Verlet complète en ajoutant quelques faits, que je présente ici en les insérant à leur place chronologique dans l’article de Blanqui.

L’incident, et sa cause on va le voir, sont minimes. Mais, comme dit Gustave Geffroy

l’incident est significatif, indique des adversaires irrités, violents, prêts à remplacer la discussion par la brutale injonction de la force; on introduirait volontiers le bâillon dans la bouche d’airain.

Code couleur: noir pour Blanqui, vert pour Verlet (et bleu pour moi).

Tentative de guerre civile en présence de l’ennemi

Lorsqu’hier nous déclarions M. Picard [Ernest Picard, ministre des finances] incapable de renouveler les exploits du sieur Vieyra contre les imprimeries [au temps du président Bonaparte], nous n’étions pas de notre âge. À soixante-cinq ans, on devrait mieux connaître les hommes, surtout les hommes du parti modéré.

Témoins et victimes des actes d’honnêteté et de modération de ces respectables fusilleurs, nous aurions dû comprendre ce que parler veut dire dans de si honnêtes bouches.

Hier, 22 septembre au soir, trois officiers se sont présentés à l’imprimerie de la rue du Croissant, 16, ont arrêté le citoyen Verlet, secrétaire de la rédaction, le citoyen Davaux, correcteur de la Patrie en danger et deux employés de l’imprimerie, les citoyens Giot et Rémy.

De mandat d’arrestation, cette force armée n’en avait, ni n’en pouvait avoir. Elle agissait sous une impulsion qui reste obscure.

Disons, tout d’abord, que les citoyens victimes de cette violence ont été conduits à l’Hôtel de Ville, où ils ont été relâchés immédiatement.

Quels pouvaient être les motifs d’une si étrange agression? Nous allons donner quelques pièces d’où il peut jaillir quelque lumière, mais peut-être pas la vérité.

La Patrie en danger du 21 septembre contenait, sous la rubrique Faits et nouvelles [signée par Henri Verlet], l’entrefilet suivant:

Un bataillon de gardes mobiles montait ce matin 19 la rue Ménilmontant, lorsque la 3e compagnie du 74e bataillon de la garde nationale sédentaire l’accueillit aux cris de: Vive la République! Le chef de bataillon de mobiles, qui s’appelle Titard, a interdit à ses soldats de répondre à ce cri, et a insulté le capitaine des gardes nationaux Pesselant.

Le numéro du 23 septembre de la Patrie en danger publiait, sous la même rubrique: Faits et nouvelles, l’entrefilet qui suit:

Le commandant Titard, du 1er bataillon de la Côte-d’Or, nous écrit pour protester contre un de nos articles du 21 courant.

Aux deux gardes nationaux qui se sont présentés devant son bataillon, il a répondu: « Une troupe bien commandée ne crie jamais sous les armes. Retournez à votre poste. Vive la France! »

Ce récit confirme purement et simplement le nôtre. Si M. Titard eût crié: Vive la République! Personne n’eût réclamé.

Quant à son bataillon, il pouvait, suivant nous, sans manquer à la discipline, crier: Vive la République! Ce n’était donc guère la peine de protester.

Ce même jour, 23 septembre, l’Électeur libre, journal de M. Picard, insérait l’article suivant:

Avant-hier, un détachement du 1er bataillon de la garde mobile de la Côte-d’Or, se rendait en dehors des fortifications, pour explorer les environs du fort de Romainville, lorsqu’en suivant la rue de Ménilmontant, ils ont passé devant le front d’un bataillon de gardes nationaux du quartier, occupés à faire l’exercice. Les gardes nationaux ont salué les mobiles du cri de: Vive la République! par respect pour la discipline, les mobiles n’ont pas répondu à ce cri.

Alors, deux gardes nationaux se sont avancés vers le commandant, et le menaçant du poing, ils ont prétendu l’obliger à répéter le cri qu’ils venaient de pousser. Le commandant a répondu d’une façon très-digne.

Nous n’aurions pas parlé de cet incident, s’il n’avait été dénaturé par certains journaux de nouvelle création, dont l’unique but paraît être de semer la discorde et la haine dans les rangs des défenseurs de Paris. Il est du devoir de tout bon citoyen de protester, et au besoin d’agir contre ces tendances. C’est pourquoi nous publions la protestation suivante, que nous transmet le commandant du 1er bataillon des mobiles de la Côte-d’Or:

Le commandant Titard proteste énergiquement contre un article de journal qui a été publié le 19 courant.

(Erreur. C’est le 21, mais peu importe.)

Aux deux personnes qui se sont présentées devant son bataillon, il a répondu: « Une troupe bien commandée ne crie jamais sous les armes. Je suis meilleur républicain que vous. Vive la France! »

De là à une insulte, il y a loin.

Le commandant du 1er bataillon du 10e régiment de marche,

Titard
boulevard Bonne-Nouvelle, 10 bis

Cette lettre ne confirme-t-elle pas nettement le premier article du 21 septembre, qui mentionnait le refus de crier: Vive la République!

Vive la France! est le cri de déguisement de tout le parti réactionnaire. C’est le mot d’ordre choisi pour repousser la République et rallier ses ennemis. M. Titard avait défendu aux mobiles, sous prétexte de discipline, de crier: Vive la République.

De la part d’un ex-bonapartiste, ce prétexte était un singulier oubli. Les troupes n’ont-elles pas crié: Vive l’empereur! à Satory et dans vingt occasions? C’étaient pourtant des troupes ultra-disciplinées.

On se moque de nous, en vérité. Un détachement de gardes mobiles passe devant un bataillon de garde nationale, qui le salue des cris de: Vive la République! et les mobiles se taisent par respect pour la discipline! À qui persuadera-t-on ce respect hypocrite?

M. Titard, nommé par Bonaparte, est Bonapartiste. Il empêche ses soldats de crier: Vive la République! il insulte et brave les gardes nationaux par ce défi.

Qu’y a-t-il là sinon une vieille habitude de la réaction, féconde en procédés jésuitiques?

Certes, le récit de l’incident par la Patrie en danger, était calme et froid. C’était la simple mention d’un fait. Un chef de bataillon mécontent a-t-il droit d’invasion dans les imprimeries, parce qu’on raconte ses actes et ses paroles? Nous ne l’accusons point cependant, il prête au soupçon; mais le soupçon n’est pas une preuve.

Le côté le plus grave de cette aventure, c’est que l’inspiration semble partir de l’Électeur libre, journal de M.Picard.

Les trois officiers qui ont envahi l’imprimerie de la rue du Croissant ont déclaré que MM. Picard et Kératry [le préfet de police] étaient leurs hommes, et qu’ils ne souffriraient pas qu’on les insulte.

Du reste, ces individus, qui paraissaient avinés, ont tenu les propos les plus étranges, celui-ci entr’autres:

Nous venons de la part du général Trochu qui nous a donné l’ordre de vous arrêter, et qui a déclaré que tous les journaux cesseraient de paraître, à partir d’aujourd’hui.

Ils ont demandé au citoyen Verlet l’adresse du rédacteur en chef et de ses collaborateurs, pour faire justice des attaques dirigées contre le gouvernement provisoire. Ils étaient suivis d’une quinzaine de personnes en bourgeois, parmi lesquelles deux particuliers coiffés d’un képi proféraient des injures et des menaces. Dès que l’arrestation a été accomplie, ces deux hommes se sont éclipsés et n’ont plus reparu.

L’un des trois officiers a dit au citoyen Verlet, en s’emparant de lui:

Si vous dites un mot, si vous faites un geste, j’appelle cent cinquante personnes qui sont à la porte, prêtes à vous mettre en pièces.

Sur le refus du citoyen Verlet d’indiquer le domicile du rédacteur en chef, les officiers ont envoyé chercher des mobiles et leur ont donné l’ordre d’arrêter les citoyens présents et de les conduire à l’Hôtel de Ville.

Ces soldats ont paru étonnés de l’ordre et le sergent a répondu:

Je veux bien vous obéir, puisque vous êtes des officiers, mais vous me donnerez un mot pour mon chef de poste.

— Parfaitement, a repris le capitaine, je prends tout sous ma responsabilité!

On est alors parti pour l’Hôtel de Ville, et en arrivant dans la rue, les prisonniers ont été fort surpris de la trouver déserte. Pas trace de ce rassemblement furieux que les envahisseurs avaient annoncé.

[À l’heure même où nous étions exposés sans défense aux violences de trois officiers secondés par deux mouchards, un journal qui s’imprime dans la même maison que le nôtre, le Moniteur de la guerre, continuait à exciter contre nous. […] Le Réveil d’hier soir n’a pas protesté.]

Pendant la route, ils faisaient prendre des chemins détournés par les petites rues, « afin, disaient-il, d’éviter l’enlèvement des prisonniers ». En même temps, ils ameutaient les passants par d’odieuses calomnies: « Ce sont des espions prussiens », s’écriaient-ils. Et la foule, attirée par ces clameurs, de répondre: « Leur affaire est bonne, on les fusillera demain matin ».

Cependant, ce singulier cortège est arrivé sur la place de l’Hôtel-de-Ville, sans avoir entraîné les curieux. Là, quelques passants se sont attroupés, et le lieutenant tirant son sabre s’est écrié:

Je jure sur mon épée qui n’a jamais trahi, qu’hier, à deux heures du matin, j’ai trouvé les membres du gouvernement provisoire à leurs tables de travail, et pendant ce temps-là, ces misérables conspiraient pour vendre Paris au roi de Prusse.

La foule, étonnée de l’attitude calme est méprisante des accusés, n’a pas donné dans le piège. Elle est restée silencieuse.
Les deux lieutenants sont montés à l’Hôtel de Ville. Le capitaine est resté avec les prisonniers. Le temps s’écoulait et personne ne descendait du palais municipal. Le capitaine alors a commencé à perdre de son assurance. Il a décliné toute responsabilité, disant que les lieutenants seuls avaient tout ordonné et dirigé.

Vous êtes un misérable, lui a répondu le citoyen Verlet, c’est vous qui étiez le plus acharné.

Enfin on est venu chercher les prisonniers, et ils ont été introduits devant MM. Ferry et Rochefort.

L’un des officiers a cherché à justifier sa conduite en disant:

Si nous n’avions écouté que les inspirations de la foule, nous vous aurions fait exécuter sommairement. C’est grâce à nous que vous avez échappé à la fureur du peuple.

C’était un mensonge. Il ne se trouvait personne devant l’imprimerie.

Il faut bien le dire cependant, il suffirait aujourd’hui de trois ou quatre individus affublés d’un uniforme pour faire égorger un citoyen dans la rue en craint: « Au Prussien! » Le guet-apens commis sur les écrivains de la Patrie en danger est une véritable tentative d’assassinat.

Qui en est responsable? MM. Ferry et Rochefort ont déclaré hautement que le gouvernement était tout à fait étranger à cet attentat, et ont témoigné tout leur regret en même temps que leur désapprobation.

Ils ont blâmé les officiers de la mobile d’avoir envahi sans mandat le domicile d’un citoyen, et commis des arrestations arbitraires. Mais ils n’ont point fait arrêter les auteurs du méfait.

[Mon compagnon d’arrestation, le citoyen Giot, a revu le lieutenant qui nous a menés à l’Hôtel de Ville. Il s’appelle Robert et appartient au corps des francs-tireurs. Les deux autres officiers, membres de la mobile, ont déclaré qu’ils avaient été entraînés par leur collègue et ignoraient la couleur de notre journal. C’est du reste ce même lieutenant Robert, qui, apercevant nos épreuves, s’en est emparé, en s’écriant que nous n’avions pas le droit d’appeler la place de la Concorde place de la Révolution, qu’il ne reconnaissait pas la révolution, etc.]

Du reste, un journal avait annoncé dès le matin, comme un fait accompli, ce qui ne s’est réalisé que le soir:

Nous apprenons, disait-il, que plusieurs rédacteurs de certain journal, connu par sa polémique violente, ont été mis en arrestation par la garde nationale.

On a vu le langage de l’Électeur libre:

Il est du devoir de tout citoyen de protester, et au besoin d’agir contre ces fâcheuses tendances.

L’incitation est assez claire. Les personnes arrêtées et menacées n’hésitent pas à accuser MM. Picard et Kératry de la violence commise sur leurs personnes. Le langage des estafiers chargés de l’exécution ne permet guère de doute.

C’est là une tentative de guerre civile. Qu’adviendrait-il, si les républicains rendaient coup pour coup et procédaient par des représailles? Ils en sont les maîtres. Une foule de gardes nationaux sont accourus pour offrir leur appui au journal menacé, et de nombreux bataillons prendraient fait et cause pour la presse populaire.

[Le citoyen Édouard Bourdeille, du 79e bataillon, ainsi qu’un grand nombre d’autres gardes nationaux de Paris, nous offre « leur concours actif et indigné de l’odieux attentat » dont nous avons été victimes. […]]

Mais les républicains songent avant tout à l’ennemi. Pas un seul des journaux hostiles au gouvernement ne l’attaque sur des questions de principes. La polémique de doctrines a disparu devant le péril de la patrie.

L’unique reproche adressé à l’Hôtel de Ville [où siège le gouvernement] est son incurie pour la défense, sa malheureuse préoccupation de la paix à tout pris. Personne n’est sorti de ce programme, et ce programme est légitime. Il faudrait aller bien loin pour arracher les révolutionnaires aux douloureuses pensées qui les obsèdent et les faire sortir de leur longanimité. On abuse de leurs angoisses; ceux qui en abusent ne les partagent pas.

Des noms officiels ont été compromis par les auteurs du guet-apens du 23 septembre. De pareilles gens peuvent tout se permettre, et leurs propos ne prouvent rien. Mais quand un journal pousse aux violences contre des adversaires, ce n’est pas calomnier ses inspirateurs que de leur imputer les attentats sortis de leurs excitations.

Blanqui

[Un dernier mot sur cette sale affaire. Le général Trochu a menacé des peines disciplinaires les gardes nationaux qui violeraient le domicile des citoyens. A-t-il sévi contre le lieutenant Robert et ses deux complices, qui se sont donnés à nous comme ses envoyés? Nous l’espérons pour l’honneur de la justice républicaine.

Henri Verlet]

*

Le portrait d’Henri Verlet (dont le vrai nom était Henri Place) utilisé en couverture de cet article est paru, quinze ans (dont une Commune, une déportation en Nouvelle-Calédonie) après, dans Le Cri du peuple daté du 2 octobre 1885. En septembre 1870, il n’avait que vingt-quatre ans.

Le livre que j’ai cité est toujours

Geffroy (Gustave)Blanqui L’Enfermé, L’Amourier (2015).

Cet article a été préparé en juin 2020.