Le 25 septembre, Jean-Baptiste Ballandier, capitaine dans la première compagnie du soixante-troisième bataillon de la garde nationale, un bataillon de tirailleurs, dresse la liste des gardes nationaux de cette compagnie « qui ont demandé l’indemnité allouée par de décret du 12 septembre 1870 » — les fameux « trente sous ». Il inscrit très soigneusement, pour chacun des deux cent soixante-sept gardes, son nom, son prénom, sa profession, son grade et son adresse.

Ils sont d’ailleurs rangés par grades, capitaines, lieutenants, sous-lieutenants, sergents-majors, sergents, clairon, puis caporaux et tirailleurs. Entre le n°19, Joseph Brolle, clairon et cordonnier, et le n°21, Hubert Dernancour, caporal et imprimeur, il inscrit, à la vingtième place, donc,

Citoyenne Yorinsky, cantinière.

Et voilà, me suis-je dit en lisant le document (des Archives de Paris, voir les références ci-dessous) dont Maxime Jourdan m’avait transmis la photographie, une femme dont je vais pouvoir essayer de retrouver des bribes de l’histoire.

Bien sûr, cet idiot de capitaine n’a pas noté, ni le prénom ni l’adresse, de cette femme. Mais avec un beau nom rare comme celui-là…

Eh bien, je l’ai déjà dit de nombreuses fois, et je vous en raconte ici une nouvelle preuve, s’il n’est pas facile de reconstituer l’histoire, disons, des ouvriers de Belleville — c’est pratiquement impossible pour celle des femmes.

Yorinsky est un beau nom rare, mais il apparaît encore deux fois sur la liste de la première compagnie,

91. Yorinsky Alfred, estampeur, 39 rue des Envierges

211. Yorinsky Louis, journalier, 39 rue des Envierges

— j’ai des prénoms et une adresse. Une famille Yorinsky, rue des Envierges, en plein cœur de Belleville. Malgré la rareté du nom, j’ai un peu de mal à « les » trouver dans l’état civil parisien. Je m’adresse donc à Jean-Pierre Bonnet, qui sait faire et est abonné à des sites généalogiques.

L’histoire « commence » à Reims, ce qui rend l’état civil plus facile à consulter (là, il n’a pas brûlé en 1871).

Dans la famille Yorinsky, il y a la mère, Marie Catherine Kubler, une fileuse née à Givet, dans les Ardennes, le 4 janvier 1818. Elle vit à Reims avec ses parents lorsqu’elle y épouse, le 20 janvier 1840, Pierre Michel Yorinsky, un batteur de laine né à Reims en 1819. Il est « apprêteur » — toujours la laine — lorsqu’il meurt en 1864.

Entretemps, elle a donné naissance à six enfants, entre 1841 et 1852.

C’est avec (certains de?) ses enfants qu’elle quitte Reims pour Paris. Et aussi avec sa mère. Car, dans la famille Yorinsky, il y a aussi une grand-mère, Marie Joseph Robinet de son nom de naissance.

Les enfants, tous nés à Reims, sont Marie Sophie (1841), Jean-Baptiste Alfred (1842), Louis Arthur (1843), Hortence (1846), Élise (1849), Alfred Xavier (1852). Ce qui en fait deux qui portent le prénom Alfred.

Au hasard de la lecture des actes d’état civil, Alfred Yorinsky, témoin au mariage de sa sœur Élise à Paris (vingtième) en 1889 est dit avoir 37 ans — c’est donc celui des fils né en 1852 que l’on appelle Alfred.

Né le 27 mars 1852, Alfred Yorinsky avait donc dix-huit ans lorsqu’il s’est engagé dans la garde nationale.

Sa sœur Élise, née le 10 avril 1849, avait, elle, vingt et un ans. Et était sans doute à Paris — une deuxième citoyenne Yorinsky…

Mais ce n’est pas tout. Louis Yorinsky, né le 18 décembre 1843, avait vingt-six ans et avait épousé, le 19 février, dans le treizième, une dévideuse de laine (si, si) de dix-sept ans et demi, Charlotte Eugénie Penin. Ce qui nous fait une troisième citoyenne Yorinsky…

Alfred s’est marié plus tard, il n’introduit donc pas de « Citoyenne Yorinsky » dans notre histoire.

Remarquez que j’ai obtenu pas mal d’informations sur les citoyens — et seulement élargi mon ignorance de « la » citoyenne Yorinsky qui fut cantinière des tirailleurs…

La mère, Marie Catherine (Kubler) Yorinsky, qui rejoint le bataillon de ses deux fils Louis et Alfred, laissant, les jours où le bataillon est de service ici ou là, sa propre mère âgée de 79 ans aux bons soins de sa fille et de sa belle-fille?

La fille, Élise Yorinsky, qui part avec ses frères?

La belle-fille, Charlotte Eugénie (Penin) Yorinsky, qui s’engage avec son mari?

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De ce bataillon, nous aurons à reparler. S’il n’est pas vrai qu’il y ait identité entre le 63e bataillon et les « tirailleurs de Belleville », « tirailleurs de Flourens » — plus tard même « vengeurs de Flourens », il y a quand même bien des gardes en commun. Prochain rendez-vous avec eux le 5 octobre place de l’Hôtel de Ville!

Le bataillon sera aussi aux fortifications pendant l’hiver (comme sur l’image de couverture) et même au combat — nous assisterons, le 30 novembre, à l’enterrement de trois de ses membres.

Mais de sa cantinière, nous ne saurons rien de plus!

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Marie Catherine Yorinsky est morte à quatre heures du matin le 3 juillet 1871, elle avait cinquante-deux ans, elle habitait (toujours) 39 rue des Envierges et sa mère, qui avait quatre vingts ans, aussi. Son fils Louis, qui habitait toujours, lui aussi, la même maison, a déclaré le décès avec un ami.

Évidemment, nous ne savons rien des causes de sa mort. Une journalière de 52 ans, dans quel état de santé?

Un mois après la semaine sanglante… on pouvait encore mourir des suites d’une blessure. Le tétanos, vous savez… Mais ceci n’est pas un roman.

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Les listes de gardes du 63e sont aux Archives de Paris (cote D2 R4 75). Les autres renseignements viennent aussi des Archives de Paris (état civil en ligne) et des Archives départementales de la Marne (état civil en ligne également).

Encore merci, chaleureusement, à Maxime Jourdan et à Jean-Pierre Bonnet.

Enfin, le tableau utilisé en couverture, Soldats et cantinière aux fortifications — en hiver — de Louis-Émile Benassit, est au musée Carnavalet.

Cet article a été préparé en juillet 2020.