Cela se passe à Chevilly, aujourd’hui Chevilly-Larue. Pour résumer, les souvenirs de l’officier d’ordonnance que nous avons déjà cité:
Le 23 septembre, le général de Maud’huy livra le combat de Villejuif, qui nous donna la redoute des Hautes-Bruyères que nous devions garder, et remonta un peu le moral de l’armée, complètement découragée par la journée de Châtillon. On escarmoucha jusqu’au 30. À cette date, eut lieu le combat de Chevilly. Il fut glorieux mais inutile, ne nous rapporta rien et nous coûta quelques braves gens, parmi lesquels le général Guilhem, tué en marchant bravement à la tête de sa brigade.
Deux jours après, il accompagne le général Schmitz, chef d’état-major général, qui visite le champ de bataille, ils sont
suivis de voitures d’ambulances, avec médecins et brancardiers, afin de relever et de ramener les blessés qui pouvaient encore se trouver entre les deux armées.
C’était vraiment la guerre… un peu plus tard:
je découvris un pauvre petit fantassin de vingt-deux ans à peine, qui avait eu les deux jambes broyées au niveau des chevilles par un éclat d’obus. Un de ses pieds avait été complètement détaché; l’autre, dont les os étaient écrasés, tenait encore par les tendons et un lambeau de peau. Le pauvre petit homme s’était traîné jusqu’à son pied détaché qu’il avait découvert à trois pas de l’endroit où il s’était affaissé lui-même, l’avait ramassé dans son godillot plein de sang caillé et le serrait contre lui. Il était là, vivant encore et couché dans cette vigne depuis quarante-huit heures: deux jours et deux nuits. Il restait encore quelques lueurs d’intelligence dans son œil terni, vitreux, et reconnaissant un uniforme français, il eut la force de dire tout bas, comme un bébé malade: « À boire ».
L’officier le porte jusqu’à un brancard, et lui fait donner de l’eau avec du rhum.
Il but, et il mourut.
On ne fit pas à ce garçon de belles obsèques comme on en fit au général Guilhem.
Mais pourquoi donc n’utilise-t-on que l’armée « régulière » et pas la garde nationale?
Je prends deux ou trois jours d’avance et publie ici une réponse de Blanqui à cette question. Après la bataille de Chevilly. Un article qui paraîtra dans le numéro daté du 4 octobre de La Patrie en danger. De toute façon, ce journal ne paraît pas aujourd’hui (voir notre article du 27 septembre)!
La dictature militaire
Le général Trochu ne jouissait pas d’une énorme réputation de civisme: il ne passait point certainement pour un républicain farouche, ni pour un républicain édulcoré, ni même pour un républicain tout court.
Personne ne lui a jamais infligé cette épithète inconvenante: « républicain ». Ce serait de l’injustice, presque de la calomnie. M. le général Trochu est Breton, pieux catholique, homme de monarchie et d’église. Il est aujourd’hui dictateur de la République, car il ne faut point prendre des fantômes pour des vivants.
Le Gouvernement de la défense nationale est une apparence. M. Trochu est une réalité. Des avocats éperdus, ne sachant où donner de la tête, se cramponnent à un général posé par le hasard et les circonstances.
Les Prussiens sont là: il faut les contenir. On a un général sous la main; peu importe d’où il arrive, qui l’a jeté à la tête des choses. Il est en pied, il dirige l’armée et la défense. Il a vingt jours de pouvoir déjà.
C’est un siècle, c’est presque la constitution d’une dynastie. Peut-on détrôner une dynastie du jour au lendemain? Qui donc la remplacerait?
L’avocat est tout-puissant, dans le silence des armes. Mais quand l’ennemi est aux portes, son prestige s’évanouit. La force passe à l’épée. Il y a bien des épées. M. Trochu est la première venue; il fait donc ce que ferait le premier venu: il combat peu et politique beaucoup.
Si du moins, il combattait bien! Par malheur, il ne fait pas merveille, malgré ses chassepots. On le croyait un aigle de guerre. On s’aperçoit qu’il ne plane pas si haut. Les grands événements portent les grands hommes, ils laissent choir les petits.
On a donné au hasard la dictature militaire, sans regarder aux titres. La voici à l’œuvre. En politique, nous la connaissions déjà; sur le terrain, beaucoup moins: il est plus facile de rendre des décrets que de gagner des batailles. Nous savions cela depuis deux mois, à supposer qu’on l’eût ignoré auparavant. Nous le voyons plus nettement aujourd’hui.
Le Gouvernement de la défense nationale s’est effacé devant la suprématie militaire qui, à certaines heures, décide du sort des nations. A-t-on lieu de s’en féliciter?
Quelle figure cette suprématie a-t-elle faite devant les Prussiens? Elle a perdu la bataille de Châtillon. Elle vient de perdre celle de Chevilly.
Paris renferme près de 600,000 hommes en armes. C’est plus que n’a l’ennemi. Accordons aux Prussiens la supériorité de l’armement, de la tactique, de la discipline. C’est beaucoup, mais le nombre est quelque chose aussi, la bonne volonté et l’enthousiasme encore davantage.
Pourquoi, au mépris des règles, au mépris des derniers enseignements, se heurter contre la force numérique? Pourquoi hasarder une attaque avec 15 ou 18 mille soldats, quand on a une garnison de 600,000 hommes? L’échec n’est pas douteux. Est-ce pour de tels profits qu’on a créé la dictature?
J’entends bien la réponse:
ces 600,000 ne sont qu’un chiffre vide. En réalité, on n’en a pas 150,000 sous la main. Le périmètre des forts, celui de l’enceinte, occupés, les réserves distraites, que reste-t-il?
Peu de chose en effet, tout juste assez pour se faire battre et provoquer le découragement. Mais si l’on n’a que si peu de monde, à qui la faute?
Pourquoi les 400,000 gardes nationaux — disons 250,000, afin de rester dans le vrai, — pourquoi cette armée n’est-elle qu’un simulacre? Parce qu’on la redoute, et qu’on la tient pour un danger, non pour un appui; parce que les réactionnaires ont peur de la Révolution plus que de Guillaume et de Bismarck.
La Dictature actuelle est contre-révolutionnaire, personne n’en peut plus douter. Elle sauverait de grand cœur la France des Prussiens, si ce n’était pour la donner à la République. or, la République, elle l’abomine.
Les 250,000 gardes nationaux des faubourgs seraient une armée révolutionnaire. Voilà pourquoi on ne veut pas qu’ils soient une armée.
On leur donne des armes. Dérision! Ces armes sont des sabres de bois. Encore effraient-elles dans leurs mains. De toutes parts, les bataillons surgissent. Assez, assez de ces bataillons! Même désarmés, ils épouvantent.
Mis sur pied de guerre, ils suffiraient pour avoir raison de l’ennemi. On n’aurait besoin de personne. Mais s’ils détrusaient les Prussiens, ils fonderaient la République. Et la réaction crie au fond de son âme: Périsse la France plutôt!
Blanqui
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L’illustration de couverture est un dessin d’Henri-Alfred Darjou, on y voit les blessés de Chevilly arriver à l’ambulance de Maison-Blanche. Elle a été publiée par Le Monde illustré dans son numéro daté du 8 octobre 1870.
Livre cité
D’Hérisson (Maurice d’Irisson), Journal d’un officier d’ordonnance: juillet 1870-février 1871, Ollendorff (1885).
Cet article a été préparé en juin 2020.