Je ne sais pas exactement à quelle date Victorine Brocher — c’est le nom sous lequel on la connaît aujourd’hui, mais en ce temps-là elle portait le nom de son (premier) mari et on l’appelait Victorine Rouchy — s’est engagée. Dans son livre, cette histoire arrive tout de suite après l’affaire de Châtillon le 28 septembre, c’est pourquoi je l’insère aujourd’hui. Pour en savoir plus sur elle, voyez donc cet article

Comme il n’y avait pas assez de vêtements pour équiper tout le monde, on organisa du travail dans les 20 arrondissements de Paris. Dans chaque mairie on fit distribuer des vareuses et des pantalons tout coupés, pour donner du travail aux femmes dont les maris étaient aux remparts ou ailleurs.

Je me suis fait inscrire à la mairie du VIIe arrondissement; étant de ce quartier, on me donna une vareuse; on la trouva bien, elle m’était payée quatre francs de façon, mais on n’en distribuait que trois par semaine et par personne, ce qui était juste, pour qu’il y eût un plus grand nombre de personnes occupées. Cela me faisait 12 francs par semaine pour quatre ; enfin nous pouvions nous suffire, des milliers de personnes n’en avaient pas tant. Les familles nombreuses, comment pouvaient-elles faire pour vivre ? Du reste ce travail fut de peu de durée.

Cela ne pouvait satisfaire mon désir d’être utile à ma patrie. Je ne pouvais résister au besoin absolu qui m’envahissait d’entrer dans la lutte.

D’une façon ou d’une autre, je veux être utile à mon pays !

Dans le quartier, à nos heures libres, nous faisions de la charpie pour les blessés.

Poussée par mon idée fixe, je résolus de m’informer si je ne pourrais pas entrer dans une ambulance; si je n’avais pas eu mon fils et ma mère, assurément je serais partie avec mon mari dans l’armée de la Loire; restant à Paris où je suis indispensable, je verrais chaque jour mon cher petit et ma mère, ils ne seraient pas abandonnés, parce que je servirais mon pays !

Ma mère s’occupait des enfants, je nourrissais mon fils, mais je fus obligée de l’élever à la bouteille (dite biberon), je pouvais donc facilement m’absenter de la maison sans que rien en souffrît. Il nous restait environ 300 francs. Je pensais qu’en économisant cela suffirait aux besoins de ma petite famille. Le siège ne sera pas éternel, me disais-je. Je remis à ma mère cet argent, car, n’ayant pas de grands besoins, il m’était inutile. Ayant appris la fondation d’une ambulance aux Champs-Élysées, je pris le parti de me présenter ; malheureusement le service était au complet. Déçue, j’écrivis une longue lettre au Rappel pour réclamer notre droit, à l’égal des religieuses, de soigner nos blessés sur le champ de bataille.

Je ne sais pas si cette lettre a été publiée, je ne l’ai pas trouvée.

À mon appel, je reçus une lettre du comité de la rue Feydeau, lequel faisait partie de la Convention internationale de la Croix-Rouge.

J’ignorais absolument quelle était l’organisation de ce comité; ma lettre en main, je me rendis rue Feydeau où je fus bien accueillie; je dis le grand désir que j’avais d’être utile à ma patrie, je fus admise.

Nous assistions à des sortes de cours pratiques où l’on nous enseignait comment on fait les premiers pansements, on nous faisait préparer les boîtes nécessaires pour le service ambulant, lesquelles devaient contenir les choses les plus indispensables.

On nous fit des cours théoriques sur la propreté et sur l’hygiène pour le lavage des plaies, enfin tout ce qui est de première nécessité en attendant le docteur, s’il se trouve sur un autre point ; on nous apprit à rouler les bandes, à préparer la charpie, les épingles à agrafes, le fil et la soie cirée.

Après quelques semaines, nous étions au courant et aptes à entrer dans une ambulance de Paris, ou à suivre un régiment allant aux avant-postes ou aux remparts; puisque nous étions cernés, nous ne pouvions espérer aller plus loin qu’en reconnaissance. Si les Prussiens étaient refoulés, nous irions jusqu’au bout.

Lorsque l’on réorganisa la Garde nationale, il était question de nous diriger dans les compagnies de secours aux blessés. Le général Trochu, d’abord, avait acquiescé à cette idée, tout était arrangé et convenu. On avait résolu de nous engager dans chaque section où il y avait un docteur, pour l’aider et le seconder dans son service.

Malheureusement, le général changea d’idée et il s’opposa à notre affiliation, disant que les religieuses avaient un caractère sacré, qu’ayant prononcé des vœux elles étaient respectées de tout le monde; qu’une ambulancière civile serait exposée à tous les inconvénients. Ce fut fini pour le comité de la rue Feydeau.

J’étais un peu désolée. Une dame du comité me remit une lettre pour le capitaine du Q., lequel demeurait dans la rue de Beaune, où habitait ma mère.

Je suis allée chez lui et lui ai présenté ma lettre d’introduction, je lui ai exposé mon ardent désir de collaborer à l’œuvre d’humanité indispensable au terrible drame qui allait se dérouler. Il m’a demandé quelques jours pour répondre à ma requête, ne pouvant agir lui-même; il devait soumettre ma proposition au colonel M. de G. Peu de jours après, je reçus une réponse qui comblait mes vœux: je fus admise à la 7e compagnie du 17e de la Garde nationale, 7e secteur, où j’aurais l’occasion d’exercer mon dévouement. Toute heureuse, j’ai accepté. Ma mère était bien un peu fâchée.

Je n’ai pas de sots préjugés, lui dis-je, partout où je serai, je sais que je me ferai respecter (cela était vrai, j’ai été respectée). Voilà comment j’ai fait partie de la Garde nationale.

Quelques jours après il y eut à l’esplanade des Invalides une grande revue ; j’y fus conviée et présentée officiellement au 17e bataillon et à la 7e compagnie, de laquelle je fis partie désormais. C’est ainsi que j’obtins un poste de combat.
À partir de ce jour j’ai fait mon devoir.

*

C’est bien sûr un extrait du livre de Victorine:

Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

L’image de couverture, vous pouvez cliquer sur la reproduction ici pour l’agrandir

ou aller la voir sur le site du musée Carnavalet, où je l’ai trouvée, est due à Jules Ferat et, même si je n’ai pas bien compris où se passe cette scène, elle semble porter le titre « Entrée des ambulances », ce qui la rend adéquate à illustrer cet article même si elle est datée de décembre!

Cet article a été préparé en mai 2020.

[Ajouté le 8 décembre 2020. Voir aussi la belle et excellente page des archives de Paris sur les cent cinquante ans de la guerre franco-prussienne et plus précisément son article sur le 29 septembre 1870.]