Le rationnement, contrairement à des idées reçues dont la source, sans doute est le souvenir du rationnement pendant l’Occupation, cela ne veut pas dire, comme dans les années 1940, manger moins, mais cela veut dire: tout le monde a autant — aussi peu — à manger. Aussi est-ce, à l’automne 1870, une revendication populaire. Dans La Patrie en danger datée du 6 octobre — parue hier 5 octobre, donc — on lit aussi une actualité sur les chefs de bataillons — vraiment une actualité en ces journées de manifestation à l’Hôtel de Ville (voir nos articles des 5 et 8 octobre).

Commençons par le rationnement et profitons-en pour faire connaissance avec un nouvel auteur, Gustave Dillon-Kavanagh, un jeune homme (il est né à Pleine-Fougères le 13 janvier 1849), qui écrira aussi, pendant la Commune, pour Le Salut public, de Gustave Maroteau.

La Ration

Nous le répéterons chaque jour: il ne suffit pas d’accumuler des vivres à Paris, il faut encore les répartir d’une manière équitable entre les citoyens.

Le Gouvernement nous fait savoir que, par un effet de sa prévoyance, il opère une réduction sur le chiffre du bétail abattu chaque jour.

Mais cette mesure, qui ralentira, il est vrai, la consommation, ne diminuera en rien la misère.

Vous dites: Paris mangera tant de bœufs, tant de moutons par jour, ni plus ni moins.

Mais vous ne dites pas: le citoyen un tel ne mangera pas une once de plus que son voisin, ce qui était la justice.

Vous rationnez Paris en bloc, c’est en détail qu’il fallait le faire.

Pourquoi vous arrêter à l’instant précis où vous alliez devenir intéressants?

Nous verrons encore, en dépit de votre sage prévoyance, tel individu gaspiller en un jour les vivres de toute un famille; tel autre mourir d’indigestion après avoir dîné à la Maison-Dorée, tandis que les masses auront à peine le nécessaire.

Oui ou non, sommes-nous en état de siège? Si vous n’y prenez garde, un pareil système amènera infailliblement des malheurs. 

Jusqu’à ce jour nous avons tous à peu près vécu, mais la guerre commence. Dans une semaine ou deux, quand leurs maigres économies auront disparu, qui nourrira les ouvriers, les petits employés? Leur solde de garde national? Ce serait se moquer au prix où sont les denrées.

Nous savons bien qu’il existe des fourneaux économiques et autres institutions du même genre.

Mais ces établissements, en très-petit nombre du reste, sont pour la plupart tenus par des béguines, et ces béguines distribuent les vivres avec un air d’importance et de protection que ne peut souffrit la femme d’un honnête ouvrier.

Qu’on le sache bien: nous ne voulons à aucun prix de ces manières. Ce n’est pas l’aumône que nous demandons. Nous revendiquons notre droit de vivre en combattant. Si on ne l’accorde pas, nous serons forcés de le prendre, mais il serait beaucoup plus simple de l’accorder.

Il suffirait pour cela de réunir, au nom de la République, toutes les provisions dont Paris dispose; ensuite on fixerait la quantité de vivres qui peut être allouée, par jour, à chaque citoyen, en tenant compte de ses charges. Ces rations seraient délivrées en échange de bons qui, jusqu’à nouvel ordre, remplaceraient le numéraire, cette source de l’inégalité. Il n’y aurait plus ainsi ni riches ni pauvres, plus rien que des soldats citoyens, tenant la vie de la République et la lui rendant.

Pardonnez-moi une figure (car c’était la manière d’Émile au cœur léger). Quand un navire est en détresse, surpris par un calme plat ou autre chose, on rationne l’équipage afin de résister plus longtemps. Eh bien! Paris est le vaisseau qui porte dans ses flancs les destinées de la République! Certes, si des cœurs vaillants, si des bras fermes peuvent le sauver, il n’a rien à craindre: chacun de nous fera son devoir; mais il ne faut pas que ceux qui tiennent le gouvernail paralysent nos efforts par des mesures insuffisantes.

Et qu’on ne vienne pas nous objecter les frais qu’entraîneront ces innovations: il est un moyen bien simple de les amortir. Après la victoire, nous vendrons, parbleu!  les splendides propriétés des députés de l’extrême droite, de ces Arcadiens cousus d’or dont la servilité nous a mis la Prusse sur les bras, ainsi que de tous ceux qui de près ou de loin ont trempé dans le plébiscite [celui du 8 mai]. Nous paierons ainsi les dettes de la République, et tout le monde sera content, hormis ces messieurs, ce qui, à la vérité, nous importe fort peu.

G. Dillon-Kavanagh

Et voici les informations sur les chefs de bataillons, en page 2 du même numéro de La Patrie en danger.

Le 25 septembre 1870, une vingtaine de chefs de bataillons de la garde nationale de Paris, réunis dans la salle du boulevard de Clichy, 4, envoyaient, par l’entremise du bureau de l’assemblée, la circulaire suivante aux 250 chefs de bataillons de la capitale:

Citoyen commandant, 

Vous êtes prié d’assister à une réunion très-nombreuse des chefs de bataillons de la garde nationale de Paris, qui se tiendra demain 26 septembre, à sept heures et demie du soir, rue Drouot, hôtel des ventes.

Agréez, citoyen, toutes nos civilités.

Les membres du bureau:
Blanqui, 169e bataillon,
Barberet, 79e id
V. Pilhes, 212e id

Le 26, à huit heures du soir, environ 140 chefs de bataillons délibéraient d’aller en corps à l’Hôtel de Ville demander la convocation immédiate des électeurs parisiens, pour le choix d’une municipalité.

Admise, après une longue attente, auprès de trois membres du Gouvernement; cette députation nombreuse ne remportait de sa visite que des paroles vagues et évasives, fort peu satisfaisantes.

Dans la journée même du 26, le sieur Brunelet, un des chefs de bataillon du 18e arrondissement (Montmartre), avait tenu, avec son corps d’officiers, un conciliabule, à la suite duquel la lettre suivante avait été portée au général Trochu. L’original de cette lettre est à l’état-major général.

Elle est écrite avec une orthographe, ou plutôt avec des formes grammaticales particulières qu’il est à propos de respecter, il suffit de les souligner.

Nous nous sommes réunis sous la « présence » de notre chef de bataillon, pour donner connaissance à l’état-major général, d’une certaine réunion de MM. les chefs de bataillons, pour demander au Gouvernement de la défense nationale de vouloir bien « abroger » les élections de conseils municipaux, des départements. Ce resté sans réponse, ces MM. se proposent de profiter de leurs bataillons pour la manifestation en armes, au centre de Paris.

Je déclare au nom de toutes présentes, que ces chefs de bataillons, d’un parti nuisible au Gouvernement de la défense nationale, sont à prendre à mesure de sûreté.

Cette pièce étant venue à la connaissance de quelques chefs de bataillons, ils s’empressèrent de réunir leurs collègues du 18e arrondissement. Le commandant Brunelet, convoqué ainsi que les autres, ne s’est pas rendu à l’invitation. 

Lecture a été faite à l’assemblée de la lettre écrite au général Trochu. Tous les membres, sans exception, ont témoigné leur indignation et leur mépris pour l’acte inqualifiable du commandant Brunelet et de ses officiers. 

En présence du nouveau décret qui réserve à l’état-major la disposition autocratique des chefs de bataillons, l’assemblée a décidé que la dénonciation clandestine et calomnieuse des sieurs Brunelet et Cie serait déférée à l’opinion publique par la voie de la presse. C’est au 166e bataillon à voir ce qui lui reste à faire.

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Je remercie Jean-Pierre Bonnet pour les renseignements sur Gustave Dillon-Kavanagh — sachez aussi qu’il est mort à Saint-Jean-le-Thomas, dans la Manche, le 5 septembre 1924. Et qu’entre 1871 et 1924… eh bien, il a dirigé un journal, L’Avenir de la Mayenne, à Laval.

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L’affiche de couverture est au musée Carnavalet. Si vous voulez la lire plus en détail, la revoici — vous pouvez cliquer pour grossir.

Cet article a été préparé en juillet 2020.

[Ajouté le 8 décembre 2020. Voir aussi la belle et excellente page des archives de Paris sur les cent cinquante ans de la guerre franco-prussienne et plus précisément son article sur le 6 octobre 1870.]