Je laisse raconter cette histoire par deux « historiens » immédiats, un écrivain et un journaliste. Un officier (aristocrate et) réactionnaire, d’abord.
Le 5 octobre, il y eut une manifestation sur la place et à l’intérieur de l’Hôtel de Ville, sous la conduite d’un cerveau brûlé qui jouait les troisièmes rôles dans le drame du siège de Paris. Il s’appelait Flourens. Élu comme commandant par cinq bataillons de Belleville, il n’avait voulu opter pour aucun, et prétendait les conserver tous sous sa direction. On l’avait nommé major de rempart. Je n’ai jamais pu savoir ce que c’était que ce grade. Il avait fanatisé les bataillons de Belleville et leur avait persuadé de réclamer les élections municipales et la constitution de la Commune de Paris.
Les gardes nationaux arrivèrent en armes. Le général Trochu se rendit à l’Hôtel de Ville; il fut sifflé, hué. Cela commençait.
… et ça suffira pour ce monsieur. La parole maintenant au « cerveau brûlé ».
Dans la soirée du 4 octobre eut lieu une réunion des officiers de Belleville, sous la présidence de Flourens. Il y fut décidé qu’on irait le lendemain à l’Hôtel de Ville, avec les cinq bataillons, demander au gouvernement les dix mille chassepots laissés inutiles dans les magasins de l’État, la levée en masse, le changement complet de système militaire, la sortie immédiate contre les Prussiens en nombre suffisant pour les vaincre, et non par petites colonnes, les élections municipales, le réquisitionnement et le rationnement de toutes les subsistances, qui décroissaient déjà sensiblement. Ces mesures, quoique tardives, pouvaient encore tout sauver. La manifestation n’avait rien d’illégal. Elle ne pouvait se faire qu’en armes; d’ailleurs, les armes n’offraient rien de menaçant, mais étaient nécessaires pour assurer le bon ordre de la manifestation, pour distinguer les gardes nationaux de la foule sans armes. C’était une véritable revue de cinq bataillons, animés du plus pur et du plus sincère patriotisme, que devait passe le gouvernement, averti dès le matin par Flourens.
Les cinq bataillons en question sont les 63e, 172e, 173e, 174e et 240e. Avec mes excuses au citoyen Flourens pour l’interruption.
Tout se fit dans le plus grand calme et avec la dignité la plus grande. Les bataillons se rangèrent sur la place de Grève; puis l’état-major monta à l’Hôtel de Ville. Il y était attendu par Trochu, Gambetta, Dorian, Garnier-Pagès, Pelletan, Jules Ferry, Étienne Arago, maire de Paris. Flourens présenta ses réclamations avec une grande modération, mais avec fermeté. Trochu, visiblement embarrassé, chercha à s’esquiver en blessant Flourens, dont il se dit d’âge à être le père [il avait cinquante-cinq ans et Flourens trente-deux, ce qui est bien assez vieux pour refuser d’être traité comme un gamin], en blessant tous les officiers, auxquels il reprocha d’avoir abandonné le rempart, que les Prussiens attaquaient peut-être en ce moment, pour venir manifester à l’Hôtel de Ville, en prétendant qu’on l’attendait aux avant-postes pour livrer une bataille, et que si cette bataille était perdue en son absence, la faute en serait à Belleville. Flourens l’arrêta alors en lui donnant sa démission.
Vous n’avez pas le droit de la donner! s’écria le jésuite; nous nous devons tout au salut de la patrie, et aucun de nous n’a le droit de donner sa démission avant de l’avoir sauvée.
Comme Flourens persistait,
Eh ben, alors, moi aussi, je donne ma démission. — Nous la donnons tous!
exclament en chœur les autres gouvernants, non moins comédiens que leur chef.
Pendant le mouvement général produit par ce coup de théâtre, Trochu, grâce à sa petite taille, parvint enfin à s’esquiver. Sans doute il craignait que cela ne finît mal, et était inquiet de se voir entouré de tant de bataillons républicains. Gambetta reprit la parole pour prouver l’impossibilité des élections municipales pendant l’état de siège. Ces mêmes élections avaient déjà été successivement promises et refusées deux fois par le gouvernement, et ont fini par être accordées. Tous les actes de ces gens-là portent la trace de l’indécision, de l’incapacité et de l’entêtement le plus aveugle. Gambetta, l’avocat, fit du pathos; Arago, le vaudevilliste, fit du drame. Mais, en somme, ils essayèrent, en vrais saltimbanques, de jouer d’honnêtes gens par de vaines paroles, et ne voulurent rien changer à leur système de trahison de Paris.
Flourens, incapable de manquer de parole aux citoyens qu’il avait conduits à cette manifestation, et pourtant impuissant, devant ce refus obstiné du gouvernement, à satisfaire leurs si légitimes réclamations, maintint sa démission. En vain les officiers insistèrent pour la lui reprendre, en vain Ferry s’écria:
Si le sang coule ce soir dans Paris, on dira que c’est à cause d’une démission qui ne devait pas être donnée.
Flourens sortit de l’Hôtel de Ville persuadé qu’il faudrait, pour sauver Paris, en venir aux mains avec ces gens-là, car ils ne voulaient ni écouter les bons conseils, ni laisser agir les bons citoyens.
Eh bien, il me semble bien raisonnable et doué de capacités d’analyse, ce cerveau brûlé. Comme dit Gustave Geffroy,
On le regardait naturellement comme un exalté, et il l’était, mais la situation comportait l’ardeur et la généreuse folie, et l’instinct de Flourens fut considéré à tort comme quantité négligeable.
La parole enfin au journaliste, Henri Verlet, dans La Patrie en danger datée du 7 octobre (parue le 6, donc).
La manifestation de l’Hôtel de Ville
Hier, les gardes nationaux de Belleville sont descendus sur la place de l’Hôtel-de-Ville protester contre les atermoiements du Gouvernement provisoire. Ils étaient au nombre de dix mille, tous armés.
Le citoyen Gustave Flourens s’est chargé de communiquer au Gouvernement les mesures réclamées par le peuple de Belleville. En voici la teneur:
1° L’armement de la garde nationale de Paris, avec les chassepots qui jusqu’ici ont été exclusivement réservés à l’armement des gardes mobiles.
2° Le changement complet de système militaire, l’abandon de la tactique impériale si malheureusement continuée encore sous la République qui consiste à opposer constamment un Français contre trois Prussiens.
3° La levée en masse de la nation tout entière.
4° L’appel immédiat à l’Europe républicaine, aux révolutionnaires de tous les pays qui auront bien vite renversé tous les trônes, et en particulier à Garibaldi dont les offres ont été indignement méconnues.
5° Les élections municipales immédiates, le peuple français ayant seul droit de gouverner par lui-même.
6° L’éloignement immédiat de toutes les personnalités justement suspectes qui occupent encore à l’heure actuelle des positions administratives ou politiques fort-importantes, grâce auxquelles il leur est très-facile de trahir la République.
7° La mise en ordre par la Commune de Paris, élue par le peuple, des ressources et des subsistances qui existent encore dans notre ville, au lieu du gaspillage actuel.
Un refus formel et complet a été opposé à toutes ces propositions par le Gouvernement de l’indéfense nationale.
Le citoyen Flourens a aussitôt donné sa démission de chef de bataillon. Les 63e, 172e, 173e, 174e et 243e [sic, pour 240e, le 243e est un bataillon du quatorzième arrondissement] bataillons de la garde nationale sont rentrés à Belleville fort irrités.
H. V.
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Deux jours après, Gustave Flourens envoie sa démission par lettre au général Tamisier, qui commande la garde nationale. Cette lettre est conservée au musée Carnavalet, là. La voici, en ses deux pages (on peut cliquer pour agrandir).
Les officiers des bataillons en question « s’opposent formellement et de tout cœur à ce que la démission du commandant Gustave Flourens soit acceptée » et le publient dans La Patrie en danger datée du 9 octobre.
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Comme je l’ai déjà dit dans un article plus ancien, le calendrier ne va pas tarder à nous amener à une autre manifestation à l’Hôtel de Ville, le 8 octobre.
Livres cités et utilisés
D’Hérisson (Maurice d’Irisson), Journal d’un officier d’ordonnance: juillet 1870-février 1871, Ollendorff (1885).
Flourens (Gustave), Paris livré, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.
Geffroy (Gustave), Blanqui L’Enfermé, L’Amourier (2015).
Cet article a été préparé en juin 2020.