Beaucoup d’explosions, à Paris, ces temps-ci. Fabriques de produits chimiques, fabriques d’explosifs, en attendant le bombardement prussien et, plus tard, en mai, l’explosion de la cartoucherie Rapp et celle de la poudrière du Luxembourg… J’ai déjà mentionné celle de Javel, d’ailleurs à propos de Victorine Brocher, dans un article précédent. Et j’ai alors cité une phrase d’un article du Rappel daté du 9 octobre (donc paru le 8, donc « hier » signifie le 7 octobre, aujourd’hui, donc), que voici en entier:

Hier, la septième compagnie du 17e bataillon de garde nationale, qui était de rempart, a dû envoyer un détachement rue de Javel, pour empêcher l’encombrement de curieux à l’endroit où avait eu lieu l’explosion de la fabrique de produits chimiques. La foule a duré toute la journée et toute la soirée, et le détachement a dû y passer la nuit.

En plein air, — car l’explosion a été telle que toute la fabrique a sauté et qu’il n’en restait pas un mur debout. Et je vous réponds qu’en plein air il ne faisait pas chaud. C’était la première nuit froide, et le premier avertissement de l’hiver. Un brouillard glacé vous pénétrait jusqu’aux os. Un gilet de flanelle sous une bonne tunique, augmentée d’un fort manteau fortifié d’une épaisse couverture de laine, tout cela faisait l’effet d’une gaze transparente ou du mince peignoir que l’eau colle aux formes des baigneuses.

Il s’agit de la fabrique de produits chimiques « de M. Plazanet ». Victorine vient de s’engager, comme nous l’avons vu le 29 septembre. C’est son « baptême du feu ». Je lui laisse la parole.

 

La plupart des gardes nationaux de notre bataillon étaient aguerris au maniement des armes, il y avait parmi eux plusieurs anciens officiers, et tous étaient chasseurs. La compagnie était composée presque toute de richards et de commerçants du quartier; il y avait aussi deux ou trois petits patrons, plus pauvres que leurs ouvriers, ils n’étaient pas vus d’un très bon œil.
Il arrivait souvent des accidents, alors je prêtais mon concours.

Lorsque le général Trochu jugea à propos que le bataillon prît un rôle actif, on lui créa un service régulier.

Je me souviens du premier service lugubre que nous fîmes, ce fut lors de l’explosion de Javel ; notre compagnie fut requise pour aider au déblaiement des décombres.

On battit le rappel dans le quartier; lorsque le service d’ambulance fut réuni, nous partîmes dans la direction de la rue de Grenelle pour nous rendre à Javel; lorsque nous arrivâmes sur le lieu du sinistre, c’était épouvantable, l’explosion avait été terrible, le sol était labouré en tous sens, une maison assez éloignée était absolument criblée, toutes les vitres brisées.

Les morts étaient nombreux. De la manufacture même, il ne restait que des pans de murs; sur le terrain, à une distance assez éloignée, nous avons trouvé des débris de casseroles en cuivre auxquels il y avait encore, adhérant, des lambeaux de chair. J’ai aidé à relever, non pas des êtres qui avaient vécu, mais des lambeaux informes de chair humaine, que l’on déposait ensuite dans de grandes boîtes, sortes de cercueils; çà et là, nous trouvions un bras, une jambe, une cervelle éclatée [l’édition originale porte « éclaffée »] sur des débris de pierre, c’était une bouillie, on n’a pu rien reconstituer. Nous sommes restés à Javel plusieurs heures; notre tâche accomplie, nous sommes revenus bien tristes. C’était la première fois que j’assistais à une chose aussi horrible; pendant plusieurs jours, ce spectacle affreux était toujours devant mes yeux. J’étais tellement impressionnée, je me demandais si vraiment j’aurais la force et le courage de continuer la tâche que j’avais voulu entreprendre. En réalité, je n’avais jamais été parmi les masses, ni comme famille, ni comme travailleuse: je n’ai jamais mis les pieds dans une usine, ni même dans un atelier. Pour mon premier pas dans la vie tumultueuse, cela me semblait bien sinistre. Pourtant, me disais-je, tu as désiré être utile, tu dois te soumettre et faire ce que le devoir t’ordonne. J’ai donc résisté. J’ai accompli mon devoir jusqu’à la dernière heure, j’ai vu des drames affreux, mais moins écœurants.

*

Même Le Monde illustré a parlé de cette explosion, et un de ses dessinateurs s’est rendu sur place. Il ne semble pas avoir remarqué la présence de Victorine: il n’a bien sûr vu que des hommes (ou s’il a vu des femmes il les a omises). Le journal (édition du 15 octobre) est sur Gallica, là.

Le livre cité est toujours

Brocher (Victorine)Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

Cet article a été préparé en mai 2020.

[Ajouté le 8 décembre 2020. Voir aussi la belle et excellente page des archives de Paris sur les cent cinquante ans de la guerre franco-prussienne et plus précisément son article sur le 7 octobre 1870.]