Le 27 octobre, Maxime Vuillaume nous a raconté l’enterrement de Lapie. C’était un article de 1913. Aujourd’hui, c’est encore un article de Maxime Vuillaume, mais il est « d’époque », paru dans le numéro daté du 14 novembre de La Patrie en danger. Le jeune (il va avoir vingt-six ans dans quelques jours) journaliste est garde au 248e, un bataillon du cinquième.
Les calomniateurs
(à propos du 31 octobre)
C’en est fait. Les aboyeurs entonnent encore une fois leur hallali. Le 31 octobre les rivait au collier de force, le 3 novembre leur a ouvert toutes grandes les portes du chenil: et voici sur nos talons la meute hurlante des Zangiacomi et des Bernier, gens gras et maigres, toujours les mêmes, dont nous connaissons depuis longtemps la face, pour les avoir vu ramper sous le fouet de Bonaparte ou accourir haletants au coup de sifflet de Piétri.
Haro, mes bons amis, relevez l’oreille: vous pouvez encore émarger sans crainte et user vos bottes dans les couloirs de l’Hôtel de Ville, comme vous avez graissé vos coudes sur les tables de la rue de Jérusalem [la préfecture de police].
Il y a encore de grandes choses à faire. La République de l’Hôtel de Ville fera plus grand que l’empire, ce prodigue qui marchandait.
Décidément, vous ferez mieux: vos commencements vous donnent bon espoir.
Ne faut-il pas égayer un peu ce pauvre bourgeois, qui finirait par s’apercevoir que dans huit jours il va crever de faim, lui déjà si disposé à laisser rentrer à Paris n’importe quel souverain botté, Guillaume ou Bonaparte, pourvu qu’il se fasse suivre d’un état-major de trente mille bœufs?
Hélas! ces choses risibles deviennent parfois lugubres, et le râle du peuple suit de près le gros rire idiot du bourgeois. La comédie tourne au drame, et les fables policières de la réaction aboutissent à des jours de Juin. Véron assit Cornemuse au conseil de guerre, et conduit la chaîne sanglante des transportés.
Aujourd’hui, l’histoire recommence, la même qu’il y a vingt ans; faite par les mêmes hommes, préparant, souhaitant peut-être le même dénouement.
La Cloche, organe de M. Ulbach, qui insultait avec tant d’acharnement et si peu d’esprit du reste, les orateurs des réunions publiques sous l’empire, a trouvé sur la table de l’Hôtel de Ville une dépêche chiffrée de Bismarck, laissée là probablement par les membres de la Commune? [Il s’agit de la table autour de (et sur) laquelle s’est jouée la soirée du 31 octobre.]
Un autre publie le menu du festin homérique que firent, pendant cette nuit d’orgie, ces mêmes membres de la Commune, — vieille histoire rajeunissant les soupers du Luxembourg [la Commission des travailleurs, de Louis Blanc, en 1848], les ivresses de Caussidière, les maîtresses de Ledru-Rollin, etc.
Et les quinze millions demandés, volés peut-être par Blanqui. — Peut-être? Ô, frères Picard [Ernest, le ministre des finances, Arthur, le rédacteur en chef de L’Électeur libre], en êtes-vous bien sûrs?
Quelquefois, ces beaux messieurs, qui chaque jour jouent à qui mieux mieux au grotesque, jettent sur notre deuil un éclair de joie, et nous égayent encore en ces jours désolés.
Ils sont vraiment par trop drôles: on devrait les fouetter: on en rit.
*
Jamais cette feuille, qu’on appelle le National, journal soudoyé, entretenu à grandes guides dans sa jeunesse par un sieur Darblay, compatriote à moi [Maxime Vuillaume est né à Saclas, près d’Étampes], gredin de la plus belle eau, qui après avoir exploité de père en fils le pays qu’il habite, sans compter ceux qu’il n’a fait que traverser, ne trouva rien mieux après Sedan, que d’inviter à boire l’état-major de Guillaume. Ils sont deux ainsi de la même famille, l’un sénateur, l’autre député. Lequel a livré son pays: je pourrai raconter cette histoire quand j’irai voir si ma maison est encore debout.
Quand on vit en pareille compagnie, la pudeur ne doit point vous sortir par tous les pores, et on regarde bien peu à faire métier de calomniateur. On rit volontiers avec plus ou moins d’esprit. On ne signe pas, et puis tout est dit. On a commis une infamie de plus. C’en est une de moins à commettre pour plus tard.
Ces gendelettres feraient tout pour être amusants, comme ces paillasses qui, pour faire rire la galerie, consentent à recevoir par jour un nombre illimité de coups de pied dans le bas des reins.
Ceci établi, voici ce que raconte le National:
Parmi les bataillons entrés à la suite de M. Flourens [à l’Hôtel de Ville le 31 octobre] était le 248e. Vers une heure du matin, le commandant, fatigué, s’endort sur un canapé.
À quatre heures, il se réveille. Pendant son sommeil, il s’était passé les événements qu’on sait. Le commandant se détire, traverse la grande salle, dans laquelle il ne rencontre que de rares sentinelles, et, à moitié endormi, entre dans un salon où quelques jeunes gens étaient réunis.— Eh bien! messieurs, leur dit-il, en se frottant les mains, le gouvernement délibère tranquillement, grâce à nous…
Tout en parlant, il regardait autour de lui, étonné de ne pas voir de figures de connaissance.
— Quel gouvernement? lui répond-on.
— Mais Blanqui, Pyat, Flourens et les autres, parbleu!
— Blanqui, Pyat, Flourens? Il y a longtemps qu’ils sont partis et que l’Hôtel de Ville est repris!
— Et mon bataillon?
— Parti aussi.On voit d’ici le tableau.
Il n’y a qu’un mot à répondre au National:
Le 248e bataillon n’a point, comme l’insinue ridiculement cette feuille, passé la nuit à l’Hôtel de Ville. Notre bataillon, grâce au Trochu qui nous gouverne, n’a pour seules armes que des pioches et des brouettes, qu’il laisse d’habitude, on le comprend facilement, aux fortifications. Nous n’aurions pu, pendant cette nuit terrible, que gêner ceux de nos camarades qui ont fait leur devoir de républicains.
Premier mensonge de la feuille dont nous avons dit les origines.
Pour ce qui est du commandant rêveur, étendu sur un canapé, véritable épisode des Mille et une Nuits, qui, en ce temps-ci, ne peut germer que dans le cerveau du National, nous allons rétablir les faits tels qu’ils se sont passés.
Notre récit s’appuiera du reste sur celui de notre ami Levraud, commandant du 204e, pourchassé aujourd’hui par les mouchards de Cresson.
*
Les mobiles bretons occupaient déjà l’intérieur de l’Hôtel de Ville. Le provisoire avait gagné la bataille et rentrait au pouvoir par le souterrain d’une caserne.
Une effusion de sang était imminente. Il fallait à tout prix l’éviter, ne pas donner à la réaction un manteau rouge sous lequel elle pût s’abriter pour égorger ce qui nous restait de République.
C’est à ce moment que le citoyen Longuet, commandant du 248e, qui avait cru utile à la cause révolutionnaire — n’en déplaise à ceux qui l’ont révoqué — d’aider autant qu’il était en son pouvoir, à l’établissement de la Commune de Paris, fut envoyé en parlementaire avec le commandant du 204e, le citoyen Levraud, et un chef d’escadron d’état-major de Tamisier, non suspect, pour sa part, d’opinions révolutionnaires.
Le colonel des mobiles les fit, pour toute réponse, enfermer dans une salle basse, meublée de trois ou quatre lits de camp, un piquet de mobiles à la porte, baïonnette au bout du fusil, violant ouvertement le caractère sacré du parlementaire! C’est ainsi qu’agissent presque toujours ces honnêtes et modérés.
Vers cinq heures du matin, quand les parlementaires eurent passé trois heures dans ce sanctuaire, le canapé du National — le colonel vint délivrer ses prisonniers. Soit dit en passant, celui qui avait méconnu avec une telle lâcheté la loi la plus primitive de l’honneur reçut de la part de l’officier d’état-major le plus grand affront qu’on puisse infliger à un homme: cet officier lui refusa la main.
Tels sont les faits racontés par le citoyen Longuet dans une réunion, à laquelle il avait convoqué le 248e bataillon, à qui, lui, commandant, tenait d’expliquer sa conduite pendant la nuit du 31 octobre.
Quand on veut, comme le National, égayer le bourgeois aux dépens des républicains, on le fait avec plus d’esprit. Si la police qui a fait ce rapport lui est personnelle, j’aime à le croire, on lui vole son argent.
On peut juger, sur cet échantillon, des calomnies débitées journellement dans les feuilles de l’Hôtel de Ville.
Après le 31 octobre, chacun se mit à piétiner sur la Commune tombée. La Gazette de France, cette vieille fille, alla battre le trottoir de Belleville, et vit à travers les carreaux les gardes ivres collant des têtes de harengs saurs au plafond de la mairie.
Parmi tous ces grotesques, s’ils ne devenaient lugubres, c’est encore à qui fera le mieux son ouvrage. C’est peut-être par un reste de pudeur mal placée que le National fait si sottement sa campagne.
La Liberté, elle qui chasse de race, le journal du plébiscite impérial, ne met pas de sourdine, et s’adresse carrément à ses lecteurs:
En est-il un seul d’entre vous qui n’ait pas reconnu, à un moment donné, sous le képi à quadruple galon, un monsieur ridicule ou odieux, qu’il n’eût voulu honorer la veille ni d’un entretien ni d’un salut. Et voilà qu’aujourd’hui ce civil inepte ou véreux est tout à coup transformé en chef militaire: il dispose à son gré de la liberté et même de la vie de quinze cents ou deux mille hommes intelligents et honorables.
Les malhonnêtes, les vicieux, les gens à qui on ne voudrait pas donner la main, ce sont les commandants destitués, Flourens, Millière, Razoua, Avrial, Longuet, Levraud, et les autres. Ils sont vingt, je crois.
Ô gens de la Liberté, qui nous jugez ainsi; vous qui vous connaissez si bien, et qui savez mieux que nous-même combien de fois et à qui vous avez tendu la main, dites-nous donc un jour votre opinion franche sur vous-mêmes.
*
Ne sera-ce par une chose vraiment curieuse dans vingt ans, de lire les récits plus ou moins fantastiques de tous ces messieurs; et la génération qui grandit dans la foi révolutionnaire, traitera, avec le même mépris, les calomnies fabuleuses de nos journaux bien pensants, que nous, jeunes gens, avons traité les infamies payées des Taschereau et des Véron de la République passée.
Il n’y a pas encore, jusqu’ici, trop de lugubre chez ces figaristes d’aujourd’hui. Les tirailleurs de Flourens n’avaient pas de balles empoisonnées; on n’a point scié, le 31 octobre, de mobiles entre deux planches, ni fusillé de martyr comme Bréa. Les hommes de 1870 ne valent décidément pas les insurgés de juin.
Nous répondons peu ou point aux calomniateurs; nous éprouvons seulement un sentiment de pitié et de dégoût pour cette foule idiote qui croit encore naïvement à ces gens qui ont vécu en s’accrochant au drapeau fangeux de décembre, et qui déchirent aujourd’hui le drapeau de la République, jusqu’à ce qu’il n’y reste plus que la hampe, dont ils se serviront pour bâtonner les sots qui les applaudissent aujourd’hui. Pour nous, ils nous tuent auparavant.
Mais, patience. Un jour les masques tomberont. La Révolution, jusqu’ici comprimée, mal à l’aise entre les mains des prêtres, étranglée par un cercle de fer qui entoure Paris; — voyant d’un côté Guillaume le despote prussien, traînant à sa suite l’Allemagne trompée, qui pleurera de honte le jour qu’elle ouvrira les yeux; de l’autre les hommes de l’Hôtel de Ville; — sachant ces armées, filles de 92, marcher à l’ennemi sous le drapeau des chouans.
La Révolution, quand ce grand bruit de batailles sera apaisé, charmera [chassera, je suppose] à coups de fouet tous ces vendeurs du temple, prêts encore à courber l’échine devant elle; comme on les verrait le lendemain à la remorque d’un prétendant, Orléans ou Bonaparte, du premier venu qui saura payer assez cher leur servitude.
Maxime Vuillaume
garde au 248e bataillon
Richardet, du National, s’empressa de répondre par une lettre qu’il jugea lui-même trop longue et résuma ainsi:
Je maintiens comme exact le fait que j’ai rapporté et signé dans le National du 3 novembre. Il y a eu erreur dans l’énonciation du numéro du bataillon, et je termine en protestant de nouveau énergiquement contre les grossièretés et les injures, dignes du second empire, dont M. Maxime Vuillaume a émaillé sa prose, et qui ne tendent à rien moins qu’à déshonorer la presse.
(Je gage qu’il n’aimera pas beaucoup Le Père Duchêne.) C’est dans La Patrie en danger datée du 16 novembre. D’où il ressort que le commandant gaussé par le National n’est donc pas Charles Longuet, comme le remarque, à son tour, Maxime Vuillaume dans le numéro du lendemain.
*
La « photographie » (c’est un montage, une reconstitution) représente « l’envahissement de l’Hôtel de Ville le 31 octobre » (je vous laisse reconnaître les bataillons…), elle est au musée Carnavalet.
Cet article a été préparé en juin 2020.